Eva Illouz est une sociologue et universitaire franco-israélienne spécialisée dans la sociologie des sentiments et de la culture. Cet ouvrage aborde la question suivante : comment des gouvernements qui n’ont aucun scrupule à aggraver les inégalités sociales peuvent-ils jouir du soutien de ceux que leur politique affecte le plus ? Pour répondre à cela, elle s’intéresse aux émotions, qui ont le pouvoir de nier l’évidence des faits et d’effacer l’intérêt personnel. Elle en a ainsi isolé quatre : la peur, le dégoût, le ressentiment et l’amour de la patrie.
La peur et la démocratie sécuritariste
Pour Machiavel, le prince doit susciter l’amour et la crainte chez ses sujets pour exercer le pouvoir. La peur est « l’émotion la plus appréciée chez les tyrans ». La peur est ainsi un puissant instrument politique, qui vient démolir toute l’arène du débat politique et justifie la suspension des libertés publiques et des droits fondamentaux. Elle est la commandante en chef de toutes les émotions. En effet, toute personne qui parvient à l’instrumentaliser de façon crédible est en mesure de dicter sa marche aux débats publics.
L’exemple donné par Eva Illouz est le cas d’Israël. Le pays, né des conséquences de la Shoah, a été impliqué dans une douzaine de conflits militaires ou guerres, et une cinquantaine d’opérations militaires. Il considère que 20 % de ses propres citoyens sont des ennemis (potentiels ou réels). Par conséquent, il estime avoir été contraint de devenir une démocratie sécuritariste, sans équivalents dans le monde.
Qu’est-ce qu’une démocratie sécuritariste ?
Une démocratie sécuritariste est régie par deux impératifs de survie : se protéger de l’ennemi et le tuer. Le monde est alors véritablement divisé entre amis et ennemis. Sa devise politique et morale fondamentale devient « la force ou l’annihilation ». Un militarisme cognitif se met en place et la société adopte en bloc le mode de pensée des militaires : armes, langage martial, célébration de la victoire, souvenir de ceux qui sont tombés sur le champ de bataille entretenu par la politique mémorielle… Cela génère une crainte de l’ennemi, et la peur est au centre de la psyché collective.
L’obsession sécuritaire d’Israël en fait l’un des pays qui consacrent la part la plus importante des budgets nationaux à l’industrie sécuritaire (technologies de surveillance, de sécurité, de cybersécurité les plus sophistiquées au monde). La peur est à l’origine d’une disposition à commettre l’irréparable et permet de déshumaniser les membres de l’autre camp. Elle est ainsi banalisée, « routinisée ».
Les politiques ont instrumentalisé cette peur, la manipulant dans leurs intérêts. À l’image de Netanyahou, pour qui « Israël fait toujours face au même ennemi – cet ennemi n’a qu’une seule chose en tête : la destruction du peuple juif ».
Pour Amnesty International, le sécuritarisme repose sur un paradoxe profond. Le fait de reléguer au second plan les droits de l’homme, au motif qu’ils seraient inconciliables avec l’impératif de sécurité, fragilise cette sécurité plutôt que de la consolider. Les citoyens doivent alors faire preuve d’une maturité politique extraordinaire pour distinguer la peur des scénarios de catastrophe collective et imaginaire et la peur qui est suscitée par de réels dangers.
Les entrepreneurs du dégoût
Eva Illouz commence ce chapitre par un exemple marquant. Dans ses discours, Hitler a utilisé des métaphores pour susciter une forte réaction émotionnelle de dégoût envers les Juifs. Ils étaient décrits comme des asticots dans un corps en putréfaction. Hitler a ainsi créé une image visuelle très négative et dégradante, mobilisant non seulement la vue, mais aussi l’odorat et le toucher, pour créer un fort sentiment de dégoût.
Le dégoût est en effet une émotion très puissante, souvent associée à des substances biologiquement dangereuses telles que les microbes, les bactéries et les maladies.
En Israël, les « entrepreneurs normatifs » ou les « entrepreneurs du dégoût » sont des acteurs politiques qui cherchent à transformer les valeurs et la teneur de la morale libérale en promouvant de nouvelles formes de dégoût envers certains groupes sociaux. Leur stratégie est de promouvoir la notion de propreté et de pollution dans la sphère publique. Ce qui marque un changement crucial dans la vie politique.
Le parti d’extrême droite radicale religieuse Kach instaure l’idée de dégoût et de contagion, où la présence de non-Juifs dans la société est perçue comme une menace pour la pureté du peuple juif. En effet, l’occupation des territoires palestiniens par Israël n’est pas seulement un fait militaire, elle suppose également une séparation active et permanente entre les colons juifs et les Arabes. Les Juifs des colonies vivent souvent dans des quartiers résidentiels fermés à double tour, ont leur propre système éducatif et n’entretiennent aucune espèce de relation avec les Arabes. Un système sophistiqué de routes et de checkpoints contribue à instaurer une séparation maximale entre ces deux populations qui pourraient aisément vivre en symbiose.
L’autrice relève un changement significatif dans la société israélienne ces dix dernières années
Alors que les jeunes ont aujourd’hui accès à une quantité beaucoup plus importante d’informations, ils ont une image stéréotypée des Palestiniens. Ces derniers sont vus comme des assassins, éduquant leurs enfants à tuer et les utilisant comme boucliers humains. Les adolescents considèrent les Palestiniens comme une entité sans pensée propre devant être dirigée et contrôlée par les Israéliens.
Cette propagation du dégoût a été renforcée par la propagande étatique, diffusée dans les écoles, les médias et la vie culturelle en général. Ce qui a renforcé la peur de la contamination et l’imaginaire de l’exclusion de certains groupes du corps politique.
La politique de la peur permet de rassembler les gens contre un ennemi commun, tandis que la politique du dégoût sépare et diabolise l’autre groupe en le présentant comme une abomination. La domination devient routinière.
Le dégoût est une émotion particulièrement dangereuse, car cela peut conduire à la violence et à la radicalisation. L’extrême droite israélienne utilise le dégoût pour présenter les personnes de gauche comme des traîtres et des ennemis impurs. Ce qui crée ainsi les conditions psychologiques pour la violence.
Le ressentiment ou l’éros caché du populisme
Le ressentiment, présent dans toutes les sociétés régies par des normes d’égalités (notamment les démocraties capitalistes où les rapports sociaux sont faits de dominations et de compétitions), est une réaction de colère face aux inégalités. Il se distingue de la protestation révolutionnaire, car il ne s’accompagne pas de la capacité de détruire l’ordre social/de se venger des dirigeants malgré le désir.
« Éprouver du ressentiment, c’est ressasser un tort enduré. »
Le ressentiment entraîne un déplacement du combat pour l’égalité (universel, principes généraux au centre du débat, à l’instar de Martin Luther King) vers un combat à caractère ethnique, avec une lutte basée sur des identités particulières.
Selon Rory McVeigh, le ressentiment occupe une place centrale dans la rhétorique fasciste. Par exemple, le Ku Klux Klan aurait tiré parti de la frustration de la classe moyenne après les changements de la société affectant son statut, en proposant l’immigration comme cause des problèmes.
Même exemple pour le cas de Donald Trump. 75 % des électeurs républicains considèrent que les conservateurs souffrent de discrimination. 54 % des électeurs de Trump pensent que les chrétiens sont le groupe le plus persécuté des États-Unis. Trump doit perpétuellement alimenter le discours de persécutions subies avec de nouveaux bourreaux.
Eva Illouz résume sa pensée ainsi :
« Le ressentiment, construit autour du souvenir de torts infligés dans le passé, aide à occulter les inégalités présentes et persistantes. »
L’amour de la patrie ou la nouvelle fracture de classe
Selon l’autrice, le nationalisme est une expression de l’attachement profond qu’éprouvent certains groupes aux symboles, aux valeurs et à l’histoire qui définissent une communauté nationale et l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes en tant que membres de cette communauté.
Malgré les guerres du XXe siècle, le nationalisme n’a pas disparu. Le nationalisme est devenu un élément décisif du populisme qui crée un antagonisme de classe en divisant ceux qui privilégient l’appartenance de classe et ceux à l’aise dans un nouvel ordre global. Le nationalisme a fait son grand retour grâce au tournant populiste des 10 dernières années, par la montée de la xénophobie et de l’euroscepticisme dans les pays européens, ainsi que l’idée d’une dépossession d’une souveraineté nationale.
Eva Illouz utilise l’exemple du nationalisme israélien pour illustrer son propos. Le sécuritarisme et l’idéologie de la peur d’Israël font dépendre la survie du pays sur l’amour de ses citoyens. Cet amour s’illustre dans la disposition à combattre pour le pays, puisque 85 % des Israéliens se montrent prêts à le faire. Le sionisme s’est transformé en une idéologie nationaliste utilisée par l’État et l’armée.
« Le populisme n’est pas le fascisme, mais c’est un préambule au fascisme. »
Eyal Lewin distingue deux formes de patriotisme
Le patriotisme aveugle, qui exige une loyauté totale, un désengagement politique et une ignorance délibérée. Il est fortement lié au nationalisme et à un sentiment de danger pesant sur la sécurité et la culture nationales.
D’autre part, le patriotisme constructif est une forme plus modérée. Le sujet exerce une capacité de jugement, s’informe le plus possible, a un esprit critique indépendant et une capacité à « mettre de côté » l’identité nationale.
Nous espérons que cette fiche de lecture t’a permis de mieux comprendre les idées de la sociologue Eva Illouz. Pour lire davantage d’articles sur les prépas littéraires et leur programme, rendez-vous dans notre rubrique dédiée en cliquant ici !