Cet article te propose aujourd’hui de prendre la mesure d’un des grands défis planétaires : comment nourrir l’humanité en expansion, alors que les ressources de la planète s’épuisent ? Pourquoi, depuis des décennies d’efforts de la communauté internationale, la faim n’est-elle pas en voie d’éradication ?

La question a pris une actualité nouvelle avec la guerre en Ukraine. Au point que la question se pose de savoir si la guerre lancée par Poutine n’allait pas aboutir à une famine mondiale. Les choses ne sont pas si simples et la question mérite d’être approfondie.

« La Somalie est au bord de la famine » 

Voici ce que déclarait le 5 septembre 2022 Martin Griffiths, chef du Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU. « La famine frappe à la porte ». Et cette catastrophe pourrait intervenir entre octobre et décembre 2022, dans deux districts du sud du pays.

Près de huit millions de personnes, soit près de la moitié de la population du pays, sont affectées par une sécheresse historique. La pire depuis 40 ans. Elles pourraient être touchées par une insécurité alimentaire aiguë. De quoi parle-t-on ici ? L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, la FAO, a créé depuis 2018 un indicateur pour mesurer l’insécurité alimentaire. Celle-ci peut être définie comme le fait de ne pouvoir accéder à une nourriture saine, équilibrée et nutritive. L’insécurité alimentaire aiguë ou sévère correspond à une situation d’urgence, à une sous-nutrition comprise comme un apport calorique insuffisant. La famine menace.

Plus largement, c’est toute la région de la Corne de l’Afrique qui est concernée. Au printemps dernier, dans cette région, et en incluant le Yémen proche, près de 70 millions de personnes étaient déjà dans une situation très alarmante. Alors, faut-il y voir une malédiction africaine ? Ne se transmet-on pas dans cette région la pratique qui consiste à se serrer une corde autour du ventre pour ne pas sentir les tourments de la faim ? 260 000 personnes sont mortes en Somalie lors de la dernière famine en 2011-2012. La moitié était des enfants de moins de cinq ans.

L’histoire se répète-t-elle simplement, comme une fatalité à laquelle il faut se résoudre ?

Il faut chercher à démêler aujourd’hui ce qui est du conjoncturel (l’impact de la guerre ou l’impact ponctuel d’un accident climatique) des tendances structurelles, pouvant permettre de comprendre pourquoi ce n’est pas depuis un an, mais depuis 2015 que la faim progresse à nouveau dans le monde.

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Début septembre, l’ONU a publié son rapport annuel sur la sécurité alimentaire mondiale

Il met en évidence la progression rapide de la sous-alimentation dans le monde depuis 2019. Fin 2021, ce sont près de 800 millions de personnes, 10 % de la population mondiale, qui souffrent de la faim. La communauté internationale avait fixé en 2015 l’objectif de faim zéro en 2030, confiante dans le fait des progrès déjà réalisés. Mais en réalité, depuis 2015 précisément, l’insécurité alimentaire gagne du terrain.

La Corne de l’Afrique n’est pas la seule en cause. C’est 20 % de la population du continent qui est concernée. La famine menace le sud de Madagascar comme de nombreuses régions sahéliennes, où les risques géopolitiques et climatiques s’additionnent. 9 % de la population en Asie est concernée.

L’exemple du Laos

Au Laos, par exemple, un PMA d’Asie de l’Est, l’insécurité alimentaire progresse. Le sac de grains de maïs coûte trois fois plus cher qu’avant, disent les paysans. Quels sont les facteurs ?

L’impact de la pandémie, pendant laquelle de nombreuses productions ont été perdues, faute de pouvoir se déplacer. Les inondations en 2019, la prolifération des chenilles. Aujourd’hui, l’inflation (25 % en rythme annuel), la dépréciation de la monnaie locale face au dollar, les fermetures à répétition de la frontière chinoise. Tous ces facteurs conjugués vont générer des pénuries de riz, de la faim et un accès limité à une nourriture diversifiée, de la malnutrition.

Or, en 2018, au Laos, 1/3 des enfants de moins de cinq ans souffraient déjà de retard de croissance. Même l’Amérique latine est concernée par cette question alimentaire. C’est la région où la dégradation de la situation a été la plus forte depuis trois ans. 8,5 % de la population y souffrant de la faim.

Ce sont les plus pauvres qui souffrent. Et en particulier les communautés agricoles qui n’arrivent plus à se nourrir. Comme en Somalie où les victimes sont des populations vivant de l’élevage et qui voient leurs troupeaux décimés par la sécheresse.

Insécurité alimentaire et malnutrition

Les experts de l’ONU sont formels : « Ce rapport dissipe le moindre doute quant au fait que le monde recule dans ses efforts pour combattre la faim, l’insécurité alimentaire et la malnutrition sous toutes ses formes. »

En effet, au-delà de la faim, le rapport documente l’insécurité alimentaire modérée. Cette dernière désigne l’incapacité à accéder à une alimentation saine, ce que l’on appelait traditionnellement la malnutrition. Ce qui inclut à la fois les questions de carences en vitamines, protéines, la malbouffe ou la junk food, les problèmes d’obésité. Cette malnutrition concerne 2, 3 milliards d’individus dans le monde. Soit 58 % des Africains, 41 % des Latino-Américains, 25 % des Asiatiques et 8 % des habitants de l’Europe ou de l’Amérique du Nord.

Décryptage du problème : quels sont les acteurs du marché ?

Les consommateurs

La Terre a franchi les huit milliards d’habitants cet été. Ils seront 9,3 milliards en 2050. Voilà la première donnée du problème. En 1950, ils n’étaient que 2,5 milliards. Autrement dit, il y a 70 millions d’individus supplémentaires sur la Terre tous les ans.

C’est un choc démographique qui induit une pression sur les ressources. D’autant que l’uniformisation des modes alimentaires et l’élévation du niveau de vie, comme en Chine, conduisent à une alimentation plus carnée. Or, pour produire une calorie de viande de bœuf par exemple, il faut sept calories végétales. De plus, la demande de biocarburants conduit une partie des productions vers des usages non alimentaires, ce qui explique que les besoins en produits agricoles soient croissants.

Déjà au XVIIIᵉ siècle, l’Anglais Malthus s’inquiétait de la croissance de la population, considérant que la Terre ne pourrait la nourrir. Dans les années 1960, ce discours était repris par un économiste comme Paul Ehrlich, qui publiait La Bombe P, comme population. Mais les faits leur ont donné tort. L’augmentation de la demande a conduit à une « pression créatrice », comme l’expliquait l’économiste Ester Boserup dès les années 1960.

La croissance de la population pousse à augmenter la production et la productivité. Elle impose l’évolution des techniques. « C’est la nécessité qui est mère de l’invention. » Globalement, les hommes ont su répondre à ces besoins. La production agricole mondiale est suffisante aujourd’hui pour donner à chaque être humain les 2 200 calories environ dont il a besoin. Le problème est ailleurs, dans la répartition par conséquent, et ce n’est pas nouveau…

Les producteurs

Avec la croissance démographique au sud, jamais la Terre n’a compté autant d’agriculteurs en valeur absolue. La population active dans l’agriculture représente environ 35 % des actifs dans le monde. Un chiffre qui varie de 1 à 3 % dans les pays développés jusque 60 % dans certains PVD. Il n’y a pas une, mais des agricultures.

De nombreux paysans, en Afrique et en Asie surtout, pratiquent une agriculture vivrière dont le but premier est de satisfaire aux besoins de leur famille. À l’autre extrémité existent des agricultures productivistes et commerciales, tournées vers l’exportation, intégrées à une filière agro-industrielle. Par exemple, au Brésil, il existait historiquement deux ministères de l’Agriculture. Un pour l’agronégoce, défendant les intérêts des 800 000 grandes exploitations travaillant pour l’exportation, l’autre pour l’agriculture familiale.

Cette distinction n’existe plus sous Bolsonaro. De fait, toutes les nuances existent. Pour assurer la sécurité alimentaire mondiale, on aura besoin de tous, comme aime à le rappeler la géographe Sylvie Brunel dans son ouvrage Pourquoi les paysans vont sauver le monde.

Dans ce monde des producteurs, il y a au XXIᵉ siècle, de nouveaux venus. Des investisseurs, des entreprises privées ou publiques, qui louent, à défaut d’acheter, des milliers d’hectares là où ils le peuvent pour développer des productions agricoles. Ce phénomène de landgrabbing, ou accaparement des terres, a été particulièrement documenté en Afrique. Il est choquant de voir des terres louées dans des pays comme l’Éthiopie ou le Soudan, où les paysans sont en situation d’insécurité alimentaire et ne profitent pas de la rente versée ainsi à l’État.

Dans tous les cas, le problème de la faim ne se résoudra pas en augmentant les surfaces cultivées. Inexorablement, les terres arables, disponibles pour nourrir les hommes, diminuent sous l’effet des activités humaines (urbanisation, infrastructures) et de la dégradation des sols.

Le lieu de rencontre de ces deux acteurs : le marché où se fixent les prix agricoles

La première donnée clé à avoir en tête est que 15 % au plus des productions agricoles sont échangées sur le marché mondial. Autrement dit, l’immense majorité de ce qui est produit est consommée dans le pays même de production.

Par exemple, le riz, céréale de base de l’alimentation en Asie. Sa production mondiale est de l’ordre de 500 millions de tonnes, les ventes sur le marché mondial de l’ordre de 50 millions, dont 20 pour l’Union indienne, première exportatrice. De cela peut découler une grande volatilité des prix, sensibles à la conjoncture météorologique comme géopolitique. Avec moins de 15 % de la production mise sur le marché, une diminution de la production conduit à une variation de prix beaucoup plus importante, car la demande nationale est stable. C’est ce que l’on appelle la loi de King. La spéculation contribue à amplifier les variations du marché, car il y a du profit à faire sur des marchés très sensibles.

Or, sur le marché mondial, surtout quelques gros producteurs agissent, dont la production dépasse clairement les besoins. Voici un exemple avec le blé. En 2022, c’est environ 18 % de la production mondiale qui sera mise sur le marché international. Ces ventes sont dominées par la Russie, devenue la première exportatrice de blé dans le monde devant l’UE, les États-Unis (à égalité), le Canada et l’Ukraine. En regardant la part des deux belligérants en cause aujourd’hui, non pas dans la production mais dans les exportations mondiales, la Russie et l’Ukraine représentent 28 % des exportations de blé, 14 % de celles de maïs et 70 % des exportations d’huile de tournesol.

La résultante de l’état du marché se lit dans le prix

C’est là que les choses se corsent. La guerre a bien sûr provoqué une envolée des cours (en mars 2022, 30 % de plus qu’un an auparavant). La production ukrainienne a chuté pour des raisons faciles à comprendre. Zones de guerre, destruction de récoltes, mobilisation de la main-d’œuvre. Les exportations sont aussi devenues difficiles du fait de la destruction des infrastructures permettant le transport. Les exportations via la mer Noire (90 % en temps ordinaire) sont rendues impossibles à la fois du fait du contrôle d’une grande partie du littoral par les Russes et parce que les Russes ont littéralement « miné » la mer Noire.

Exporter vers l’Europe par la voie terrestre n’est pas si simple. Par exemple, les réseaux ferroviaires ne sont pas connectés (écartement des voies différent). Les exportations russes sont aussi affectées par les boycotts et les difficultés financières.

Mais, en réalité, les prix agricoles ont commencé à croître dès 2020, du fait de la reprise de la demande mondiale dans la période post-Covid. L’interruption des exportations ukrainiennes a provoqué une envolée des cours agricoles inédite. Au-delà de cet effet direct, le conflit ukrainien a déclenché une spirale de hausses des coûts de productions agricoles, notamment des engrais (rôle clé de la Russie et Biélorussie sur ce marché) qui nuisent à tous les producteurs.

Conclusion

La double envolée des prix de l’énergie et de l’alimentation est inflationniste et les ménages souffrent. Dans les pays développés, il est dépensé en moyenne autour de 15 % du budget familial pour l’alimentation. Ce chiffre passe à 40 % en moyenne en Afrique subsaharienne et nettement plus pour les plus pauvres.

Aujourd’hui, l’insécurité alimentaire n’est pas tant le manque de biens ou le fait que beaucoup n’ont pas les moyens de s’acheter suffisamment à manger. Comment font les Égyptiens par exemple ? Le pays n’est pas autosuffisant, il importe 13 millions de tonnes de blé par an, dont 80 % proviennent de l’Ukraine et la Russie. Or, le prix de l’alimentation a crû de 26 % entre 2021 et 2022 pour ses habitants (103 millions).

Mais l’État du Maréchal Sissi ne peut-il pas intervenir ? Le gouvernement sait que la situation est dangereuse. Il a en mémoire les émeutes de la faim qui s’étaient produites dans les grandes villes du pays en 2008. Surtout, il se rappelle le précédent de 2011. La sécheresse en Russie avait provoqué la chute des exportations de ce pays. La flambée des cours avait contribué à l’explosion des printemps arabes et le gouvernement égyptien de Moubarak avait été renversé. Face à ces tensions, l’État peut subventionner la vente des céréales pour en limiter l’impact pour les citadins. Mais ses moyens sont limités et est-ce la meilleure façon d’aider les paysans égyptiens qui ne profitent pas de la hausse des cours ?

Plus largement pourquoi de nombreux citoyens ne peuvent-ils être protégés de l’insécurité alimentaire aiguë qui s’installe ?

Les famines appartiennent à l’histoire de l’humanité

Sans remonter aux disettes, voire aux famines qui revenaient cycliquement dans les périodes préindustrielles, il faut se pencher sur des périodes plus comparables. Alors que le commerce mondial s’épanouit à la fin du XIXᵉ siècle, première mondialisation, deux grandes famines sont connues. 8 à 10 millions de personnes meurent de la faim en Inde, 20 millions en Chine entre 1876 et 1879. Il y a de multiples facteurs sûrement, mais tout se passe comme si l’essor du commerce mondial avivait la concurrence et que les cultures commerciales se développant dans ces deux pays se faisaient aux dépens des cultures vivrières indispensables.

Au XXᵉ siècle, de terribles famines se produisent encore dans l’Empire des Indes britanniques, notamment au Bengale en 1943 (deux à quatre millions de morts). Ce qui persuadera Nehru, Premier ministre de la jeune Union indienne indépendante en 1948, que « tout peut attendre, excepté l’agriculture », adoptant là une position rare au Sud.

Le XXᵉ siècle est aussi connu pour des famines délibérées, orchestrées. L’actualité a remis en mémoire la famine de 1932/33 en Ukraine. Staline décide, pour briser la résistance des Ukrainiens à la collectivisation obligatoire, d’enlever aux paysans locaux leurs maigres réserves de blé, alors qu’une importante sécheresse sévissait dans le pays. La Russie exporte du blé, source de devises, mais environ six millions d’Ukrainiens meurent de faim. C’est Holodomor, la grande famine qui crée une fracture irrémédiable entre Russes et Ukrainiens.

La plus importante des famines politiques est celle consécutive au Grand Bond en avant de Mao en Chine en 1962. Le bilan longtemps évalué à 20 millions est vraisemblablement de 30 millions de victimes.

Il y a des famines visibles, qui heurtent les consciences

Comme en 1968, lorsque le gouvernement du Nigéria vient à bout de la rébellion indépendantiste du Biafra en établissant un blocus qui réduit à la famine les insurgés. Mais on meurt de faim aussi dans les campagnes des pays en voie de développement. Comme dans le Nordeste brésilien au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le Brésilien Josué de Castro, qui publie Géopolitique de la faim en 1952, est un des premiers à mettre l’accent sur les facteurs politiques et sociaux des famines.

La géographe Sylvie Brunel a mis l’accent sur les causes politiques des famines. Celles-ci sont instrumentalisées par des groupes criminels qui cherchent à attirer et exploiter l’aide humanitaire aux populations. C’est ce que firent les groupes islamistes des Chebabs en Somalie, qui vivaient largement d’un racket de cette aide.

Désormais, les famines deviennent prédictibles et lorsque les hommes meurent de faim, c’est par défaut de volonté politique, ou parce que des obstacles là encore politiques empêchent de leur apporter l’aide dont ils ont besoin.

La mobilisation des acteurs a permis de faire reculer la faim dans le monde

Et ce, en dépit de la croissance démographique et des modes alimentaires nouvelles. Les révolutions agricoles ont permis un doublement de la production mondiale depuis les années 1970. Au Nord, elles ont permis une intensification des productions, par l’utilisation massive de l’agrochimie, la mécanisation poussée, les progrès de la recherche agronomique. Au Sud, la révolution verte a sorti l’Inde de la dépendance alimentaire : le tryptique irrigation, engrais et sélection des semences a permis des gains de productivité spectaculaires.

Dans certains pays d’Asie, les réformes agraires, comme à Taïwan ou en Corée du Sud, ont permis la naissance d’une paysannerie aisée. En Amérique latine, elles ont souvent été repoussées au profit d’une extension des surfaces cultivées, comme au Brésil, au détriment de la forêt amazonienne. En Afrique, les terres agricoles se sont étendues dans des logiques extensives, et la combinaison agriculture vivrière/cultures commerciales a permis d’augmenter les revenus des agriculteurs.

Les régions structurellement déficitaires, comme le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, ont pu trouver dans un marché agricole mondialisé les biens alimentaires dont elles avaient besoin. La libéralisation du secteur de l’agriculture en Chine, dès les années 1980 sous Deng Xiaoping, a permis une augmentation considérable de la production agricole chinoise. Ainsi, le monde a su faire face à des besoins toujours croissants.

Certes des famines subsistaient, comme dans la bande sahélienne dans les années 1970. Les institutions onusiennes, comme le Programme alimentaire mondial créé dès 1961 et les ONG, se multiplient alors et développent des programmes d’aide alimentaire d’urgence. Finalement, la faim dans le monde reculait, touchant un pourcentage décroissant de la population mondiale. En 2015, la communauté internationale, avec les objectifs de développement durable, posait l’ambition d’éradiquer la faim d’ici à 2030.

Pourtant, depuis 2015, l’insécurité alimentaire concerne un nombre croissant d’individus

L’ambition pour 2030 est hors de portée. Qu’est-ce qui n’a pas marché ? Si l’on reprend l’exemple de la Corne de l’Afrique, trois facteurs expliquent sa situation alimentaire dramatique.

L’évolution climatique

Fin août, l’Organisation météorologique mondiale annonçait qu’une cinquième saison des pluies ratée se préparait dans la Corne de l’Afrique. La Somalie connaît sa plus importante sécheresse depuis 40 ans, et les populations d’éleveurs n’ont plus de quoi nourrir leurs bêtes. Mais la tendance est structurelle, les accidents climatiques se succèdent, de nature différente. Ce furent des inondations catastrophiques qui frappèrent le Soudan du Sud en 2020.

L’Afrique est de loin le continent le plus touché par les effets du dérèglement climatique. La famine est annoncée dans la région pour l’automne, elle est prédictible et le risque concerne des millions de personnes.

Le facteur économique

La conjoncture de crise économique depuis trois ans est difficile. L’épidémie de Covid a ralenti le travail informel, perturbé les chaînes d’approvisionnement alimentaire. La reprise en 2020, puis la guerre en Ukraine ont induit la hausse des cours des denrées agricoles et des produits de première nécessité. Ce qui fait que les familles n’ont pas les moyens d’acquérir ce qu’elles ne peuvent produire.

Or, la transition démographique est très inégalement amorcée dans la région. Certes, l’Éthiopie a vu sa fécondité tomber à 4,1 enfants par femme, mais celle-ci est encore de six enfants par femme en Somalie. Les besoins sont croissants.

Le facteur géopolitique

Ce sont les conflits qui directement expliquent la difficulté d’apporter de l’aide à certaines populations pouvant mourir de faim. La guerre civile divise l’Éthiopie depuis novembre 2020 et vient de reprendre après cinq mois de trêve. Le Yémen est en guerre depuis 2014. La Somalie n’a jamais trouvé la paix depuis 1991, hormis dans le territoire du Nord, qui a fait sécession, le Somaliland. Le Soudan du Sud à peine né a sombré dans la guerre entre 2013 et 2018.

L’insécurité ne permet pas aux paysans de retourner dans les champs. Le pays dépend ainsi des importations pour sa sécurité alimentaire. Les villes s’étendent et contribuent un peu plus à réduire les zones dédiées à l’agriculture.

Ainsi, les trois causes qui génèrent les famines, conflit, crises économiques et climat, sont bien identifiées. Elles se retrouvent avec des combinaisons différentes dans tous les territoires à risques et leur combinaison explique que l’insécurité alimentaire aiguë progresse. Est-ce inévitable ?

À court terme, d’un point de vue conjoncturel, que peut-on espérer ?

Aujourd’hui, plusieurs facteurs ont contribué à desserrer la pression sur les prix alimentaires. Le prix de la tonne de blé tendre, qui avait atteint mi-mai près de 440 dollars, est retombé à 330 dollars depuis juillet. Ceci est d’abord le résultat de l’accord passé entre la Russie et l’Ukraine, grâce à la médiation de la Turquie en juillet dernier. La reprise des exportations ukrainiennes via la mer Noire fut un peu laborieuse, mais 25 navires avaient pu quitter l’Ukraine le premier mois.

Ensuite, la perspective d’une récession mondiale sous l’effet du resserrement du crédit dans le cadre des politiques anti-inflationnistes contribue aussi à la baisse des prix. En réalité, la demande n’est pas véritablement modifiée, mais les marchés financiers amplifient les fluctuations. Il suffit d’une parole, comme celle de Narendra Modi en mai dernier annonçant interdire les exportations de blé, pour protéger la sécurité alimentaire de l’Inde et provoquer une flambée des cours.

Tout cela demeure donc fragile et volatil. La sécheresse estivale dernière devrait contribuer, selon la FAO, à une légère baisse de la récolte de blé 2022.

Or, la question des prix agricoles est centrale

Avoir faim aujourd’hui, c’est le plus souvent ne pas avoir les moyens d’acheter une alimentation qui est disponible. Déjà, en 2020, dans le contexte de la pandémie, les agences onusiennes estimaient que 3,1 milliards de personnes ne pouvaient se payer de quoi se nourrir sainement. Soit 42 % de la population. Une proportion qui grimpe à plus de 80 % en Afrique.

Pour la première fois depuis 20 ans, en 2020/2021, 90 millions de personnes sont tombées dans l’extrême pauvreté. Aujourd’hui, le danger est là plus que jamais. L’augmentation des coûts de l’énergie, des transports et des intrants va continuer de pousser les produits alimentaires à la hausse. Dans le même temps, les États du Sud sont en difficulté pour rembourser leurs dettes, alors que la hausse du dollar augmente leurs échéances. Ils n’ont plus les moyens de subventionner le cours des denrées de base, donc d’aider leur population.

La famine sera-t-elle évitée cet automne ? Une vingtaine de millions de personnes en Afrique de l’Est sont directement menacées. Le site du PAM liste les situations d’urgence… Afghanistan, Syrie, Haïti voisinent avec les pays d’Afrique évoqués. La mobilisation de la communauté internationale doit être à la hauteur. Le sera-t-elle ?

À moyen terme, les inquiétudes demeurent

Le changement climatique est la donnée la plus inquiétante. Au printemps, l’ONU estimait (dans un rapport de la Convention des Nations unies sur la lutte contre la désertification) que 40 % des terres sont épuisées. Ce qui hypothèque les productions à venir.

L’exemple du Pakistan

Il vit actuellement une véritable tragédie. La mousson qui a traversé le pays en juillet et août a été la plus violente depuis longtemps (le précédent record de précipitations de juillet 1961 a été battu). Près de 10 % de la superficie du pays a été inondée, notamment la province située au sud-est, la province du Sind. Cet épisode fait suite à une sécheresse et à des températures caniculaires au printemps qui expliquent que les sols n’ont pas du tout été en état d’absorber ces eaux.

António Gutteres, Secrétaire général de l’ONU, a déclaré n’avoir « jamais vu un carnage climatique de cette ampleur ». Le bilan est catastrophique d’un point de vue humanitaire et sanitaire. D’un point de vue alimentaire, les 2/3 des surfaces inondées sont des terres agricoles. 730 000 têtes de bétail ont été perdues. La récolte de coton est largement détruite alors que le pays est le cinquième producteur au monde. Une partie de la récolte de riz est compromise et, si l’eau ne s’évacue pas vite, les paysans ne pourront pas faire leurs semis de blé. La sécurité alimentaire du Pakistan et de ses 220 millions d’habitants est en péril.

Or, le Pakistan connaîtra d’autres catastrophes de ce type. Le dégel des glaciers, la remontée des niveaux des mers, la violence des moussons font partie de son futur. Responsable de moins de 1 % des émissions de GES, il subit de plein fouet les effets du dérèglement climatique et les pouvoirs politiques, embourbés dans des crises à répétition, n’ont pas développé de stratégie de prévention des risques.

Ainsi le dérèglement du climat bouleverse les prévisions et montre l’urgence de s’attaquer au défi alimentaire mondial par des solutions de long terme. Elles existent.

Le défi alimentaire mondial peut être relevé

D’abord, il y a de fausses bonnes solutions. Par exemple, les subventions sont un faux remède. Les agences onusiennes sont très claires sur le sujet. Elles pénalisent les petits producteurs, favorisent certaines monocultures, induisant un appauvrissement des sols. Même dans les pays du sud, les États maintiennent des prix bas à coup de subventions pour éviter les flambées de mécontentement en ville. Mais de ce fait, ils pénalisent le secteur agricole en concurrence avec ses produits aidés.

L’aide alimentaire non plus, indispensable parfois, n’est pas la solution. L’expérience l’a montré maintes fois. L’aide alimentaire devient une rente qui est captée, détournée, et elle pénalise les paysans. La vraie solution n’est pas de distribuer de la nourriture, mais d’aider les populations à produire (selon le Togolais Gilbert Houngbo, qui préside le Fonds international de développement agricole).

La question alimentaire mondiale a des solutions, qui appellent des réformes structurelles

Il existe, au sein de l’ONU, le Comité sur la sécurité alimentaire mondiale. Il réunit États, ONG, experts, entreprises et institutions onusiennes. Son groupe d’experts est le pendant du GIEC pour le climat. Il doit à la mi-octobre remettre ses propositions.

Les grandes pistes sont connues. Pour nourrir 10 milliards d’hommes au XXIᵉ siècle, il faut accomplir une révolution doublement verte. C’est-à-dire augmenter les rendements tout en préservant la qualité des écosystèmes. La maîtrise de l’eau est centrale avec l’extension de l’irrigation par des techniques économes (goutte à goutte). Moins de 10 % des terres sont irriguées en Afrique, contre 40 % en Asie.

Le recours généralisé aux engrais, l’amélioration dans le travail de la terre, l’innovation permettent des formes d’agriculture urbaine. Pour certains experts, comme Philippe Chalmin, le recours accepté aux OGM permet d’augmenter la production.

Mais il faut s’attaquer au problème par d’autres biais. D’abord, gâcher moins. En effet, le tiers environ de la récolte mondiale est perdu chaque année, au niveau de la production surtout dans les pays du Sud (transport et stockage défectueux), au niveau de la consommation au Nord. Il faut changer les modes de consommation alimentaire et diminuer les protéines animales dans les pays riches. Il faut renoncer aux biocarburants, surtout lorsqu’ils sont produits à partir de maïs comme aux États-Unis.

Un constat essentiel : l’agriculture doit être au centre des préoccupations des États

Il faut admettre que ce n’est pas une activité comme une autre, et que les agriculteurs doivent être soutenus afin d’être encouragés à optimiser leurs productions. Le libre-échange n’est pas la meilleure solution souvent. Les États du Sud savent qu’ils doivent maintenir un protectionnisme alimentaire pour éviter la ruine de leurs paysans, non compétitifs face à l’agrobusiness pratiqué au Nord ou au Brésil.

Mais il y a encore de vraies marges de progression pour le développement de vraies politiques agricoles. En 2003, au sommet de Maputo, les pays de l’Union africaine se sont engagés à consacrer au moins 10 % de leur budget à l’agriculture. 20 ans plus tard, moins d’un quart d’entre eux le font. Cela dit beaucoup.

Conclusion

Assurer la sécurité alimentaire de ses populations est l’une, si ce n’est la première mission, d’un État. La question devient inséparable de la question climatique et nécessite non seulement une coordination, mais une solidarité internationale qui s’exprime souvent trop tard, quand le drame est déjà là.

L’actualité rappelle aussi que la notion de food power ou d’arme alimentaire a encore du sens. Le chercheur Alessandro Stanziani montre que c’est comme puissance exportatrice de blé que la Russie a cherché à bâtir sa puissance à partir du XVIIᵉ siècle. Et c’est cela qui a motivé alors son expansion dans les steppes d’Asie centrale, en Pologne et en Ukraine.

En regagnant cette capacité exportatrice au XXIᵉ siècle, Poutine a renoué avec cet ancien outil de pouvoir (qui s’ajoute à l’arme énergétique). La Russie n’est pas seule sur le marché, mais c’est aussi pour la Chine une raison de la soutenir, car l’autosuffisance alimentaire de la Chine devient un défi chaque année plus difficile. Mais cela, c’est une autre histoire…