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L’analyse de tout texte littéraire suppose une connaissance du contexte social et historique de l’auteur et du contexte de l’œuvre. Cela évite des analyses incorrectes contredisant ce contexte et donc n’ayant pas pu être envisagées par l’auteur lui-même. Impossible, par exemple, d’étudier une œuvre du XVIᵉ ou du XVIIᵉ siècle en France sans avoir en tête des codes moraux de l’époque et l’importance de la foi catholique dans la pensée sociale de ce temps.

Cet article a donc pour but d’analyser la pensée sociale des XIXᵉ et XXᵉ siècles imprégnant les textes autant que la politique de l’époque. Bonne lecture !

Le contexte religieux

Au XIXᵉ siècle

La société d’Ancien Régime, son système de valeurs et sa morale sont presque intégralement définis par la religion catholique. Tout village est organisé autour de l’Église. Le calendrier chrétien des fêtes est la seule source de vacances et de loisirs de la société bourgeoise et paysanne, et la morale est l’apanage de la religion. Mais la fin du XVIIIᵉ siècle vient bouleverser cet acteur incontournable.

Avec la Révolution française, les biens du clergé sont confisqués, privant la communauté religieuse de son important rôle politique pour forger le culte non plus de Dieu, mais de l’Être suprême. Le retour à la religion catholique marque notamment le règne de Napoléon et plus encore la Monarchie de Juillet. Mais le mal est fait. L’Église a perdu de son inaccessibilité et de son pouvoir de fascination.

Si on peut disposer aussi facilement de la religion, la peur de l’Enfer perd de son pouvoir de persuasion. La religion devient bien plus un système de convenances, un élément du quotidien, plutôt qu’une force indétrônable régissant les vies. C’est la « mort de Dieu », selon l’expression de Nietzsche.

La société, et plus encore la société culturelle, entre alors dans un siècle sans religion, sans idéal, qui ne ressent aucun besoin de métaphysique ou d’intériorité. Avec la perte d’une moralité et de codes jugés comme arriérés et étouffants vient une perte d’idéal, un manque d’absolu. Si la vie après la mort est si incertaine, alors la vie terrestre est la seule possible d’être vécue. Les existences misérables ne sont plus justifiées.

Au XXᵉsiècle

Plus encore que la perte de la puissance politique et psychologique de la religion, l’entrée dans le XXᵉ siècle révèle plus encore une impossibilité de poursuivre les croyances, une absurdité de l’existence d’un idéal face à la cruauté du monde.

Le théologien protestant Dietrich Bonhoeffer (1906-1945), tué dans les camps nazis, a ainsi écrit dans ses dernières lettres : « Dieu nous fait savoir qu’il nous faut vivre en tant qu’hommes qui parviennent à vivre sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne. » Les guerres mondiales ne font que renforcer cette image d’un monde sans Dieu, sans perfection, sans idéal. Cette impossibilité de concilier l’horreur du monde avec l’amour chrétien.

Quelques exemples

Parmi les personnages littéraires les plus connus, trois sont particulièrement représentatifs de cette perte d’idéal moral.

Emma Bovary, dans le roman éponyme de Flaubert, vit dans un monde d’idéal perdu, en l’occurrence d’un idéal d’amour. Elle se refusera à l’abandonner, quitte à se réfugier dans le vice puis dans le suicide, plutôt que d’accepter sa vie morne de bourgeoise de campagne comme finalité de la vie. Le roman entier est marqué de cette perte d’idéal, ce besoin de plus, d’absolu qui ne peut pas être répondu du fait de la disparition du culte de l’être parfait, absolu et divin.

Le deuxième personnage est Rastignac dans le roman de Balzac Le Père Goriot. Là aussi, l’ouvrage est marqué d’une perte d’idéal, la figure christique du père Goriot meurt sans honneur ni reconnaissance pendant que tout réussit à celui qui sait jouer des règles de la société sans égard pour la morale, à savoir Rastignac.

Enfin, un des personnages les plus représentatifs de cette perte d’idéal au XXᵉ siècle est le personnage-narrateur nommé Meursault dans L’Étranger de Camus, dénué de tout sentiment moral. N’espérant de sa mort qu’un bon public, plus grandiose dans son refus de l’idéal que le prêtre venu le visiter.

Le contexte politique

La « mort de Dieu » ne désigne pas seulement une perte d’un idéal religieux. Si Dieu « disparaît », Dieu est remplacé, le plus souvent par une figure ou un idéal politique. Mais ce dernier n’est pas durable, provoquant donc une double perte de valeurs, tant religieuses que politiques, d’où un désespoir certain des personnages littéraires et un manque latent d’absolu.

La Révolution française, proclamation d’une liberté individuelle

Le système de valeurs sous l’Ancien Régime

L’entrée dans le XIXᵉ siècle est marquée de deux événements majeurs bouleversants, qui renversent le système de valeurs françaises. Le premier, le plus évident, est la Révolution française de 1789. Alors que le système de classes et les valeurs catholiques imprégnaient la pensée, cet événement historique vient bouleverser les traditions. Dans son œuvre De la démocratie en Amérique, le philosophe Tocqueville décrit l’Ancien Régime français comme une société où la famille est au cœur de la construction de l’individu. Chaque être est lié à ses ancêtres et à ses descendants par le patrimoine, le titre ou la terre.

Du simple paysan aux aristocrates, chacun n’existe que dans cette chronologie. On est d’abord le fils de son père, celui qui reprend la terre ou l’activité familiale, avant d’être un individu en tant que tel. Pour Tocqueville, cette appartenance sociale extrême était cause d’un certain bonheur, permettait un équilibre psychologique au sein d’une monarchie. Les individus, même aristocrates quittaient peu leur lieu de naissance, le voyage était un privilège des plus fortunés. Ainsi la terre, le lieu de sa naissance, sa famille, le village, les réunions à l’église, aux mêmes lieux emblématiques sont aux fondations de tout individu.

Le nouvel idéal de la Révolution française

La Révolution française vient bouleverser tout cela. De fait, en abolissant le système monarchique, elle remet l’individu en lui-même et non plus la famille au centre de la société. Les valeurs ne sont plus la vertu, le travail, être le bon père et le bon mari, mais avant tout la liberté politique et individuelle. L’aboutissement du Siècle des Lumières voit la naissance d’un homme nouveau, perfectible, éducable, qui ne serait condamné ni par son milieu ni par sa naissance.

Mais cette liberté nouvelle vient avec un certain malheur, un sentiment de solitude au milieu d’une société qu’on est voué à dépasser. Et plus encore, cette nouvelle liberté vient avec un fort sentiment d’injustice. Comment dire que l’homme est libre quand il est encore prisonnier de la pauvreté, du manque d’éducation, de la hiérarchie sociale à présent fondée sur l’argent ?

Exemple

Si l’on étudie grossièrement parmi les auteurs les plus connus du XIXᵉ siècle, ce contexte politique est très important. Prenons Germinal de Zola, par exemple. Le personnage principal se rend dans un coron (habitation ouvrière typique des régions d’Europe occidentale en usage à l’époque de la révolution industrielle grâce à l’extraction du charbon et à la sidérurgie).

Il n’a de cesse de venir en aide à une population opprimée par la pauvreté. On retrouve dans cette société de travailleurs certains éléments décrits par Tocqueville. Chacun est lié à ses parents, ses frères et sœurs, ses enfants, reprenant leur travail dès le plus jeune âge. Chaque travailleur connaît son voisin, les individus s’entremêlent, tous liés par le même désir, le même travail, le même sentiment d’injustice contre la classe dominante.

On retrouve ici l’appartenance sociale extrême de l’Ancien Régime. Mais cette population est infiniment malheureuse. Parce qu’elle n’a pas de patrimoine à léguer, l’héritage n’existe pas, les paysans sont dépossédés de la terre au profit des bourgeois. Le village n’est plus centré autour de l’église, autour d’un système des mêmes valeurs et des mêmes espérances d’une vie meilleure, mais autour de la mine. Soit ce qui les engloutit, les affaiblit, sinon les tue.

Et l’injustice première dénoncée par Zola, si en apparence elle ne concerne que la lutte des classes, désigne aussi cette réalité. L’homme qu’on a proclamé libre se retrouve prisonnier du travail et de la pauvreté, sans l’espérance religieuse pour lui venir en aide. On lui a fait prendre conscience de sa liberté avant de lui retirer. Et c’est cette injustice qui se retrouve en filigrane de beaucoup d’œuvres des XIXᵉ et XXᵉ siècles.

La chute de Napoléon, fin des idéaux politiques

Analyse historique

Le deuxième élément politique à prendre en compte est la débâcle de l’empereur Napoléon, qui marque l’entrée dans un siècle d’instabilité politique. Après l’échec de la Révolution dans la terreur et le retour des idées monarchiques, Napoléon incarne un nouvel élan de l’idéal politique. À défaut d’un homme complètement libre et éduqué, son règne donne l’espoir d’une gloire du Français, d’un idéal à la fois politique, au travers des conquêtes, et d’un idéal de justice grâce au Code civil. La chute de ce régime est la seconde grande déception politique du début du siècle. Il semble alors inutile de compter sur les réformes pour libérer l’individu et lui permettre son bonheur.

Les XIXᵉ et XXᵉ siècles ne connaissent par la suite qu’un défilé de gouvernements, une « valse des ministères », qui ne retrouveront l’adulation d’une figure suffisante pour reformer un idéal politique que dans le cadre des guerres mondiales, par Clemenceau et Charles de Gaulle. 1815 marque la fin des idéaux politiques pour la société française, qui se résigne donc à des jeux de réformes insatisfaisantes manquant cruellement de l’éclat d’absolu nécessaire pour guider les individus.

L’exemple de Frédéric Moreau

Dans L’Éducation sentimentale de Flaubert, Frédéric Moreau est peut-être la figure la plus représentative de cette perte de tout sentiment d’absolu. Le roman est marqué d’une insignifiance des événements politiques, d’une inutilité de la vie. Le personnage retournant à son exact point de départ à la fin du roman.

Des « glorieuses » révolutions populaires contre le gouvernement, le personnage n’en prendra aucune part, se contentant de décrire les événements, de réduire ces figures populaires en une phrase incendiaire : « Les héros ne sentent pas bon. » Aucune glorification, aucun absolu n’est possible dans un monde sans idéal. C’est dans ce contexte que naît la figure littéraire de l’antihéros, dont Frédéric Moreau est un exemple.

L’auteur comme le personnage d’un roman du XIXᵉ et du XXᵉ siècle est donc un être marqué par le vide. Un vide de Dieu, un vide d’idéal politique. Il ne peut plus rien espérer du monde, puisque celui-ci n’est justifié par aucune idée supérieure en vue d’un but plus grand. C’est un monde cruel, injuste, où l’immoralité est un moyen d’ascension sociale, voire de bonheur. En outre, le système de valeurs des œuvres artistiques de cette époque ne peut se comprendre indépendamment de ces événements historiques et sociaux.

N’hésite pas à te renseigner également sur l’analyse du thème A/L de l’année, où tu retrouveras cette thématique de l’auteur par rapport à son œuvre. Tu trouveras également d’autres ressources pour préparer les concours de l’ENS et de la BCE juste ici !