Les États-Unis viennent de vivre des élections de mi-mandat, qui ont revêtu une importance particulière. D’une part, du fait de l’implication de Donald Trump, qui y voyait une précampagne présidentielle sans doute. Et d’autre part, du fait de l’enjeu soulevé par Biden et Barack Obama, qui considéraient que c’était la démocratie américaine qui était en question dans ces élections.
Dans le même temps, les États-Unis soutiennent la résistance ukrainienne à coups de milliards de dollars d’armements, démontrant leur volonté d’être fidèles à leurs engagements extérieurs passés. Les choses peuvent-elles durer ? L’affaiblissement de la démocratie américaine est-il compatible avec les engagements extérieurs des États-Unis ?
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Les États-Unis et l’Ukraine : un soutien sans débat ?
Depuis l’invasion russe, l’Administration de Joe Biden a fait voter une aide militaire à l’Ukraine d’un montant d’environ 60 milliards de dollars entre février et novembre 2022. Or, l’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN. Les États-Unis n’étaient donc aucunement obligés de lui porter secours, comme ce serait le cas si la Russie agressait un État balte, par exemple.
L’article 5 du traité de l’Atlantique Nord spécifie en effet une aide des pays membres de l’alliance à tout pays agressé par une puissance extérieure. Néanmoins, les États-Unis entendent soutenir la liberté des Ukrainiens, leur droit à disposer d’eux-mêmes face aux Russes, adversaires de toujours. En cela, ils sont fidèles à une posture internationaliste et libérale qui est la leur depuis des décennies.
Avant l’élection pourtant, une trentaine de représentants démocrates publiaient une tribune qui remettait en cause la pertinence de cette aide. Elle expliquait qu’il était également temps de se préoccuper des difficultés intérieures du pays. Cette tribune suscita aussitôt moult protestations, au sein du Parti démocrate et au-delà, et elle fut enterrée.
Est-ce le signe qu’il n’y a que peu de débats sur la politique extérieure américaine ? L’unanimisme prévaut-il ? Que change la victoire républicaine à la Chambre des représentants ? Les faiblesses de la démocratie américaine peuvent-elles être compatibles avec une action extérieure résolue ?
Les midterms du 8 novembre dernier
La participation a été inférieure à 50 %, mais ceci est un score très habituel. L’abrogation par la Cour suprême de l’arrêt Roe v. Wade de 1973, qui légalisait l’avortement sur tout le territoire des États-Unis, avait par contrecoup dopé les sondages en faveur des démocrates.
Mais face à l’inflation (8,5 % en 2022 aux États-Unis), la popularité de Joe Biden s’était effritée. Les républicains entendaient bien réussir à prendre leur revanche en gagnant le Congrès. Le raz-de-marée républicain ne s’est pas produit et le Sénat est resté démocrate et à la Chambre des représentants. Mais la défaite des démocrates n’est pas une déroute (courte victoire, avec 222 représentants républicains pour 213 représentants démocrates).
La tradition du « gouvernement divisé »
Ceci est souvent la règle, avec un parti à la présidence et l’autre dominant au Congrès. Lors des midterms, presque tous les présidents américains ont perdu la majorité souvent fragile qu’ils avaient obtenue lors de leur élection. Rien d’extraordinaire, donc. Joe Biden n’arrivera pas à faire passer des projets de loi importants pendant les deux prochaines années, mais il a fait l’essentiel. Notamment avec le Plan d’investissement pour les infrastructures de 1 200 milliards voté en novembre 2021 et avec le Build Back Better voté en août 2022. Ce dernier étant un véritable plan climat qui engage les États-Unis dans une transition énergétique rigoureuse.
Les républicains n’auront pas beaucoup de marge non plus. Le gouvernement va devoir rechercher le compromis, mais les élus du Grand Old Party depuis plus de 20 ans refusent les compromis et choisissent l’obstructionnisme. Là aussi, c’est l’esprit de la Constitution qui n’est pas respecté, puisque les législations bipartisanes ont bien du mal à voir le jour. Très rapidement, c’est l’élection présidentielle de 2024 qui va mobiliser les acteurs politiques.
La remise en cause du processus électoral
Au-delà de cette élection, ce qui inquiète et fragilise la démocratie américaine, c’est la remise en cause du processus électoral. Comme Donald Trump, 70 % des électeurs républicains sont convaincus que l’élection de 2020 a été truquée (The Big Lie) et que Trump avait en réalité gagné.
La polarisation du corps électoral est nette et on peut parler d’une fièvre antidémocratique. D’ores et déjà, ce sont des centaines d’élus républicains qui ne croient pas à la victoire de Joe Biden en 2020. Les élections se sont déroulées dans le calme, mais les contestations de certains résultats ont commencé.
Dans ces conditions, que va devenir le consensus qui prévalait en politique étrangère ? En mai 2022, 28 % des représentants du Parti républicain avaient voté contre un large paquet d’aides à l’Ukraine. Une forme d’usure, voire d’exaspération, semble croître dans une partie de la base républicaine. Cette dernière étant parfois séduite par Poutine. Mais elle est surtout hostile à des aides extérieures, alors que le pays est confronté (avec l’inflation) à des difficultés intérieures.
Les États-Unis ont-ils encore les moyens et la volonté d’être une puissance interventionniste dans l’ordre mondial ? Pour le comprendre, il faut saisir les acteurs de ce jeu politique et l’état de la démocratie américaine. Mais il faut aussi comprendre la formidable puissance de cet État, qui conserve des capacités de projection et d’influence inégalées dans le monde.
Les États-Unis : un pays d’exception
Un territoire de 9,8 millions de km²
Ce pays est le troisième par la superficie, après la Russie et le Canada. Ses ressources lui confèrent un potentiel de développement exceptionnel. Terres arables, énergie et minerais, rien ne manque ou presque, car les besoins sont immenses. Les États-Unis demeurent importateurs de terres rares, ces métaux indispensables aux industries électroniques.
L’exploitation des gisements de pétrole et de gaz de schiste a permis au pays de devenir le premier producteur mondial de gaz et également de pétrole depuis 2018. Les États-Unis sont cependant encore importateurs nets de pétrole.
L’ouverture sur l’Atlantique, le Pacifique, comme sur l’Arctique grâce à l’Alaska, la possession du premier domaine maritime mondial (zone économique exclusive de 11 millions de km²) grâce à la possession d’îles dans le Pacifique (comme Hawaï, Guam, les îles Mariannes), des territoires dont les habitants ont la nationalité américaine mais ne sont pas citoyens américains, donc ils ne votent pas aux élections fédérales. Tout ceci contribue à donner aux États-Unis les moyens de leur indépendance et de leur action. D’autant que ces ressources sont exploitées depuis longtemps par une machinerie capitaliste très efficace.
Les États-Unis : une société riche de 338 millions d’habitants en 2022
Une société ouverte, en dépit des débats sur l’immigration, avec 800 000 à 1 million d’entrées par an sur le territoire. Il y a aussi des sorties, ce chiffre inclut par exemple les étudiants étrangers. Une société multiculturelle, soudée autour du rêve américain. Ce dernier est largement un rêve matériel promis à chaque individu. La Déclaration d’indépendance le proclame : chaque individu a droit « à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur ».
Ce bonheur est d’abord matériel. Il est la possibilité d’accéder à la société de consommation. L’American Way of Life, qui prend sa source dans les années 1920 et s’épanouit après la Seconde Guerre mondiale avec le gonflement des classes moyennes. Ce rêve américain est inséparable de l’égalité des chances. Il se nourrit de l’histoire des self-made-men qui ont fait l’Amérique, de Rockefeller à Andrew Carnegie. Il se nourrit aussi des réussites éblouissantes des dirigeants de la tech, comme Gates, Bezos et Musk, qui furent tour à tour les hommes les plus riches du monde. Également du showbiz, du boss Springsteen aux acteurs comme Sylvester Stallone.
Cette société dynamique a constitué une nation unie autour de ce rêve américain et par sa manière de vivre, d’être. Or, aujourd’hui, cette société est fracturée, polarisée comme jamais dans son histoire, sans doute depuis la guerre de Sécession. Il est vrai que la mandature du Président Donald Trump a accentué ces divisions. Ce président républicain fut élu au terme de la campagne la plus violente qui ait été menée. Il faut rappeler qu’il termina son bref discours d’investiture, le 20 janvier 2017, par un geste inédit. Un poing levé, un geste incroyable, un défi aux élites de Washington. Un défi aussi simplement à tous les électeurs qui n’avaient pas voté pour lui.
Les institutions américaines : leur fonctionnement et leurs dysfonctionnements
Il faut comprendre d’où elles viennent. Les Américains sont très fiers d’être l’une des plus anciennes démocraties au monde. La victoire sur les Anglais fut acquise en 1783. Les 13 colonies étaient devenues des États ayant une très forte autonomie au sein de la Confédération. Il a fallu attendre 1787 et le travail de James Madison, principal rédacteur, pour aboutir au texte de la Constitution et réussir à y rallier tous les États. Certains étant très réticents à voir se renforcer l’État fédéral. Ainsi, à la différence de la France, cette Constitution ratifiée en 1788 est toujours en vigueur. Même si, en réalité, les amendements ont permis de la modifier de manière à l’actualiser.
Deux remarques permettent de comprendre la spécificité de ces institutions
Le régime est fondamentalement une République fédérale
Comme le signifie le drapeau national : 50 étoiles pour les 50 États et 13 bandes qui rappellent les 13 colonies fondatrices. Les attributions du pouvoir fédéral sont originellement limitées aux grands pouvoirs régaliens (monnaie, défense, affaires étrangères). Même si au fil du temps, et notamment sous Roosevelt, les attributions de ce dernier, notamment économiques, ont nettement été accrues.
Surtout, c’est pour garantir le respect de l’équilibre entre les États que chacun d’eux envoie deux Sénateurs au Congrès. Deux sénateurs pour les 39 millions d’habitants de la Californie, deux également pour les 600 000 habitants du Wyoming. C’est pour garantir leurs droits que ces États organisent chacun comme il l’entend les élections sur son territoire.
Les rédacteurs de la Constitution ont prévu toute une série de contrepoids et de contre-pouvoirs
Ceci pour empêcher la dérive tyrannique de l’un des trois pouvoirs. La séparation des pouvoirs a été assurée. L’exécutif appartient au Président des États-Unis. Le législatif appartient au Congrès, qui siège dans le bâtiment du Capitole et est divisé en deux Chambres. Le pouvoir exécutif est encadré. Il doit rendre compte annuellement de l’état de l’Union. Il peut être mis en accusation par la procédure d’impeachment. La nomination des juges et les traités doivent être confirmés par le Sénat.
Depuis un amendement de 1951, le Président ne peut se représenter qu’une seule fois. De même, le pouvoir du Congrès est aussi borné. Il fait les lois et vote le budget, mais le Président dispose d’un droit de veto (que les Chambres ne peuvent contourner qu’avec un vote des 2/3). La Cour suprême, qui doit interpréter les lois et veiller à leur constitutionnalité, est constituée de neuf juges nommés à vie par consensus entre le Sénat et le Président.
Ces institutions instaurent un régime présidentiel et une vie politique polarisée
Elles ont abouti à une bipolarisation de la vie politique très marquée autour des deux grandes forces politiques, que sont les Partis démocrate et républicain. Certes, chacun rassemble des hommes et des femmes aux convictions très variées.
L’aile droite du Parti républicain, un temps désignée par le mouvement du Tea Party (très libéral, pour toujours moins d’État), se rassemble aujourd’hui derrière le candidat Trump ou le courant trumpiste. On parle désormais du mouvement MAGA, pour Make America Great Again, le slogan de Trump lors de sa campagne électorale de 2020. Ses partisans demeurent convaincus que la victoire leur a été volée, mais une minorité de républicains ne les suit pas sur ce terrain.
De même, au Parti démocrate, les convictions d’un Bernie Sanders à l’aile gauche, n’hésitant pas à revendiquer le terme de socialiste, étaient éloignées de celles des caciques traditionnels du parti, comme Nancy Pelosi ou simplement Joe Biden. Les autres forces politiques sont peu audibles.
La démocratie américaine est-elle aujourd’hui menacée ?
Joe Biden a redressé la fin de sa campagne en insistant sur la défense de la démocratie américaine. Au vu du résultat, meilleur qu’espéré pour les démocrates, son discours a eu un certain écho. Et effectivement, la démocratie américaine est mal-en-point. Pourquoi ? Voici quelques raisons.
Un Président peut être élu avec moins de voix que son adversaire par le biais du système des grands électeurs
En effet, le candidat arrivé en tête dans un État obtient la totalité des voix des grands électeurs de cet État. C’est ainsi qu’en 1876 et 1888, en 2000 et en 2016, le Président élu obtint moins de voix que son adversaire.
Ce fut le cas de Trump mais avec, situation inédite, un écart significatif. Hillary Clinton avait recueilli trois millions de voix de plus que lui.
La polarisation extrême de la vie politique remet en cause le principe de Checks and Balances
C’est-à-dire le principe d’équilibre des pouvoirs. La Cour suprême est ainsi devenue un organe politique de plus en plus partisan, aujourd’hui dominée par des conservateurs radicaux. Ce n’est sans doute pas nouveau (Roosevelt avait souffert de l’opposition de la Cour suprême), mais le degré de politisation de la Cour est inédit. La difficulté à faire des compromis au Congrès est de plus en plus évidente et cela débouche sur des impasses budgétaires. Par exemple, les procédures de shutdown pendant lesquelles le pouvoir fédéral n’a d’autre choix que de mettre ses fonctionnaires en chômage technique et de fermer les services de l’État sont de plus en plus fréquentes.
La financiarisation de la vie politique pose aussi question
La Cour suprême a refusé toute limite aux dépenses de campagne. Plus de sept milliards ont été dépensés pendant les campagnes de 2016, par exemple.
Autres signes et facteurs de ce délitement de la démocratie américaine
Le charcutage opéré dans le découpage des circonscriptions (le gerrymandering). Les inégalités et les restrictions apportées dans l’exercice du droit de vote. Mais aussi les tensions ethniques mises en évidence avec le mouvement Black Lives Matter. Ou encore le fait que certains candidats refusent de s’engager à reconnaître le résultat de l’élection. Kari Lake, candidate trumpiste au poste de Gouverneur de l’Arizona et ex-journaliste vedette de Fox News, a tweeté après sa défaite : « Les habitants de l’Arizona savent quand on les arnaque. »
L’assaut du Capitole
Le signe le plus certain de la crise institutionnelle des États-Unis est bien sûr l’assaut sans précédent de militants trumpistes contre le Capitole le 6 janvier 2021, qui a fait cinq morts. Sans oublier le fait que Trump poursuive sa carrière politique avec aplomb, bien qu’il ait soutenu cet assaut alors qu’il était Président.
Il a subi deux procédures d’impeachment. La première en 2019, pour conflit d’intérêts, car il avait lié une aide apportée à l’Ukraine à une enquête que celle-ci pouvait faire sur le fils de Biden, son rival. La seconde pour son action lors de ce qui fut une tentative de coup de force. Dans les deux cas, le Parti républicain a refusé sa mise en cause. Par son soutien, le Parti valide la contre-vérité d’une élection truquée et volée en 2020.
Sans aucune preuve, et en dépit des multiples opérations de recomptage, Trump a convaincu 70 % de l’électorat républicain qu’il s’agissait d’un « Big Lie ». Il entretient une violence verbale qui débouche sur une violence physique (agression contre le mari de Nancy Pelosi). Et Twitter, repris par l’homme d’affaires libertarien Elon Musk, lui permettra rapidement de diffuser un peu plus ses infox en tous genres.
Les États-Unis sont-ils légitimes à prétendre incarner la démocratie et la défendre ?
Certains analystes, comme Serge Sur, n’hésitent pas à considérer que les États-Unis ne sont plus véritablement une démocratie, mais simplement une République fédérale. Autrement dit, le pouvoir n’est pas, comme le disait Lincoln, le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple.
Or, ce système politique était et est un élément clé du soft power américain. Plus précisément, c’est le libéralisme politique qui est au cœur de la justification de la puissance américaine. Dans le même temps, le leadership américain dans le monde est de plus en plus contesté.
Si la démocratie a pu justifier la puissance, faut-il lier la crise politique américaine à une relative impuissance à l’extérieur ? Il faut d’abord revenir en arrière pour montrer comment le rôle des États-Unis dans le monde a toujours été lié à leurs yeux à la défense de leurs valeurs.
La politique étrangère des États-Unis au cours de son histoire s’est construite au nom de la défense de la liberté
Cette construction historique se fonde sur la conviction de leur exceptionnalité. L’un des Pères de la nation, le Président Thomas Jefferson, affirmait déjà au début du XIXᵉ siècle l’universalisme du projet américain. Il parlait de son pays comme : « L’Amérique nation universelle, qui poursuit des idées universellement valables. »
En 1845, le journaliste John O’Sullivan écrivait : « C’est notre destinée manifeste de nous déployer sur le continent confié par la Providence pour le libre développement de notre grandissante multitude. » L’expression manifest destiny, est restée, l’idée aussi.
Ce sentiment d’être une nation élue, choisie par Dieu, se retrouve dans le verbe de nombreux présidents américains. « L’Amérique a eu l’infini privilège de respecter sa destinée et de sauver le monde. Nous sommes venus pour racheter le monde en lui donnant liberté et justice », affirmait le président Woodrow Wilson en 1919. Les États-Unis ont dominé le monde sans pareil au XXᵉ siècle.
En 2010, le nouveau président Obama affirmait : « Dans un siècle naissant à la trajectoire incertaine, l’Amérique est prête à diriger une fois encore. »
Il faut revenir sur cette histoire pour bien comprendre ce que fut par le passé la Pax Americana et pourquoi celle-ci semble bien connaître aujourd’hui son terme.
Au XIXᵉ siècle, les États-Unis sont un pays neuf
Un pays prometteur, mais centré sur la conquête de l’ouest et sa propre destinée. En 1823, cependant, la formulation de la doctrine Monroe par le Président éponyme montre une première ambition en politique étrangère. « Aux Européens, le vieux continent, aux Américains, le Nouveau Monde ». Tout est dit et les Européens sont appelés à quitter le continent.
C’est ainsi qu’à la fin du siècle, en 1898, les États-Unis sont en guerre contre l’Espagne, pour soutenir officiellement l’indépendance de Cuba. Ils en sortent victorieux et l’obligent à quitter Cuba. Ils en obtiennent les Philippines, devenant du même coup une puissance coloniale.
À cette date, les États-Unis sont devenus la première puissance productive mondiale. Ce pouvoir conduit à la puissance et à l’ambition de peser dans les affaires du monde. Dès le début du XXᵉ siècle, les États-Unis n’hésitent pas à intervenir dans les affaires de petits États d’Amérique centrale, utilisant la force, le gros bâton du Président Theodore Roosevelt.
La Première Guerre mondiale permet aux États-Unis de mettre en adéquation leurs valeurs et leur action
C’est au nom de la liberté des mers que les États-Unis déclarent la guerre à l’Allemagne impériale en avril 1917. C’est au nom de principe, comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, que leur Président Wilson vient en Europe. Ce qui est une première pour un Président américain et joue un rôle clé dans la négociation des traités de Paix en 1919.
Le wilsonisme est ainsi une politique étrangère interventionniste et libérale, basée sur un idéalisme que ne partagent pas nombre de ses concitoyens. En 1919, le refus du Congrès de ratifier le traité de la SDN, Société des Nations, montre bien la volonté de ne pas être impliqué dans les affaires du monde. Cette position isolationniste est renforcée par la crise économique des années trente. En réalité, les États-Unis ne veulent pas être entraînés dans les affaires du vieux continent, mais continuent leur interventionnisme en Amérique centrale.
Ils sont la première puissance mondiale à tous les égards. Entraînant d’ailleurs le monde dans la crise, mais refusant d’en assumer les responsabilités, fermant leur marché et refusant toute coopération monétaire.
La Seconde Guerre mondiale constitue la césure majeure dans la politique extérieure des États-Unis
Roosevelt s’inscrit dans la continuité du wilsonisme. La charte de l’Atlantique signée avec Churchill en 1941 affirme l’opposition au fascisme et la défense de la liberté des peuples à choisir leur destin. Avant que les Japonais ne les obligent à entrer en guerre en décembre. Leur rôle est alors déterminant. Non seulement dans les victoires alliées, mais aussi dans la préparation du monde de l’après-guerre.
La défense de la liberté est la justification de leur engagement. Et le libéralisme est proposé comme remède aux maux de l’après-guerre. Les États-Unis offrent l’indépendance aux Philippines dès 1946. Ils défendent le libéralisme économique, y compris d’un point de vue commercial. Ils acceptent un engagement durable : l’ONU a son siège à New York. Mais leur conception d’un monde libre conduit à une opposition inéluctable au monde communiste.
Les États-Unis seront les défenseurs du monde libre et offriront leur Pax Americana, une forme de paix garantie par la domination américaine, à tous leurs alliés. Cette Pax Americana (un écho à la Pax Romana sous l’Empire romain) conduit à leur prépondérance militaire et à la présence de l’armée sur tous les océans et continents.
Qualifier la politique étrangère des États-Unis pendant cette période de la guerre froide conduit à parler non seulement de leadership, mais aussi d’hégémonie. En effet, les États-Unis sont clairement à la tête de ce monde libre. On peut parler aussi d’impérialisme, car ils n’hésitent pas à utiliser la force pour contraindre un État à rester dans leur camp (le Viêtnam). Ce qui est en totale contradiction avec l’idéal de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Les États-Unis sortent vainqueurs de la guerre froide après la chute de l’URSS en 1991
Mais leur puissance et la volonté d’en user ainsi que le déploiement d’une mondialisation américaine rendent impossible le retour à l’isolationnisme. Les États-Unis veulent croire à une « fin de l’histoire ». Ce qui signifierait la victoire définitive – y compris dans des pays comme la Russie et la Chine – de leur modèle marqué par la démocratie et l’économie de marché.
Leur Pax Americana peut désormais s’étendre au monde entier. Leur hyperpuissance leur donne l’illusion d’être les gendarmes du monde. La Secrétaire d’État de Bill Clinton le résume très bien en 1998, en expliquant : « Si nous devons utiliser la force, c’est parce que nous sommes l’Amérique. Nous sommes la nation indispensable. Nous gardons la tête haute, nous anticipons le futur. » Mais le choix d’intervenir en Irak en 2003 les conduit finalement à des attitudes impérialistes. Ce « wilsonisme botté », qui entend imposer par la force un « nation building », un Irak démocratique, conduit à un échec patent. Les pratiques locales de l’armée américaine sont contraires aux valeurs prétendument défendues. Et l’anarchie s’installe en Irak, matrice de tous les terrorismes.
Le dilemme de la politique étrangère des États-Unis au XXIᵉ siècle
Depuis lors, et en ce XXIᵉ siècle, le dilemme des États-Unis est d’agir dans un monde devenu polycentrique. Où les puissances du Sud contestent de plus en plus clairement l’hégémonie occidentale sur les relations et les institutions internationales. Il n’y a pas eu de fin de l’histoire. Et le modèle libéral, clé de voûte du discours américain, est refusé par bien des États.
Il reste un constat : les États-Unis sont de très loin la première puissance militaire mondiale. En 2021, leur budget était de 801 milliards, devant la Chine, au deuxième rang, avec 293 milliards. Les États-Unis avaient une incontestable suprématie technologique sur leurs rivaux.
À ce pouvoir de contraindre (hard power) s’ajoute un soft power inégalé (le pouvoir de convaincre, la capacité à faire faire à d’autres ce qu’ils n’auraient pas fait autrement). Comme le disait Obama dans son dernier discours sur l’état de l’Union : « Nous sommes la nation la plus puissante. Point final. » Mais la politique étrangère d’Obama montre la difficulté d’agir dans un monde post-américain.
À la fois, il revendique le leadership et en même temps, il hésite ou refuse à employer la force (Syrie en 2013). Il l’explique clairement aux militaires de West Point dans un discours célèbre en 2014 : « Une intervention militaire ne peut pas être la seule – ni même la principale composante de notre leadership en toutes circonstances. Ce n’est pas parce que l’on a le meilleur marteau que l’on doit voir chaque problème comme un clou. » Obama est un pragmatique qui propose un « leading from behind », en laissant si possible les alliés à la manœuvre. Ce qui est le cas en Libye en 2011.
La diplomatie de Trump est marquée par le nationalisme
On le retrouve au cœur de son programme (America First). Ainsi que le refus de tout multilatéralisme, comme de la vision d’une destinée américaine. Pragmatique, il choisit un transactionnalisme, convaincu qu’il est le meilleur dans les négociations.
Le résultat est assez calamiteux. Soucieux de détruire l’œuvre d’Obama, il retire les États-Unis de l’accord de Paris, de l’accord sur le nucléaire iranien et du Partenariat transpacifique. Ce faisant, il sape l’influence des États-Unis et pousse l’adversaire iranien à radicaliser ses positions. Il n’obtient rien de la Corée du Nord et critique ses alliés européens. L’héritage est lourd pour le président Biden.
La Pax Americana est enterrée et la concurrence entre les nations est constante. Le moment est dangereux, car les relations internationales sont dans une phase de transition. Avec la guerre en Ukraine, pour la première fois, une grande puissance disposant du plus grand arsenal nucléaire au monde défie l’Amérique de manière frontale. La Russie cherche à montrer qu’elle compte toujours, mais le XXIᵉ siècle ouvre une nouvelle ère, dominée par deux pays : la Chine et les États-Unis. Xi Jinping vient d’être conforté à la tête de la Chine et il a tous les pouvoirs. Le régime politique des États-Unis fera-t-il face ?
Avec une démocratie affaiblie, comment les États-Unis voient-ils leur rôle dans le monde ?
La faiblesse de la démocratie américaine limite le soft power du pays et peut-être sa capacité d’action
D’une certaine manière, l’élection d’Obama a été une publicité mensongère pour son pays. L’Amérique n’est pas post-raciale ni réconciliée. Au contraire, le courant suprémaciste blanc ose s’exprimer plus librement que jamais. Au sein du Parti républicain, son aile droite au Congrès, le Freedom Caucus, souhaite déjà lancer des procédures d’impeachment contre Biden. Et ce, même si ça n’a aucune chance d’aboutir.
Une note d’optimisme cependant : plus l’influence de Trump va décroître, plus les républicains renonceront à contester le résultat des élections. Or, l’aura de Trump faiblit. Les républicains sont aujourd’hui sur la défensive et divisés. Le problème de fond est l’existence d’un divorce de plus en plus systématique entre l’opinion majoritaire en voix et les gouvernants. Les politistes reconnaissent que, sans les redécoupages électoraux dans les États républicains, les démocrates auraient gagné plusieurs postes de représentants. Une dizaine peut-être.
Combien de temps pourra durer ce divorce entre République et démocratie ? Dans un récent sondage, 71 % des Américains estimaient que la démocratie est en danger. Sans consensus bien sûr sur ses causes. Les institutions, qui avaient pour but de préserver la place des petits États sudistes dans le système fédéral en 1787, ne sont plus adaptées. Pourtant, leur modification se révèle impossible. Soit parce que la Constitution l’interdit (pour le Sénat), soit parce que le vote d’amendements constitutionnels impliquerait le ralliement de ceux qui auraient tout à y perdre. Bref, il y a là une source d’inquiétude réelle pour le futur des États-Unis.
Des clivages existent au sein du personnel politique américain sur la politique extérieure du pays
La politique extérieure du pays s’est définie au cours des décennies autour d’une triple alternative.
Est-elle interventionniste ou plutôt isolationniste ? C’est-à-dire refusant de s’impliquer dans les affaires du monde. Deuxième alternative : a-t-elle pour but de défendre des valeurs, au premier rang desquelles la liberté ? Ce qui correspond à une vision messianique du rôle des États-Unis dans le monde. Ou doit-elle privilégier comme déterminants les rapports de force et être dictée par un pragmatisme ? Une realpolitik en somme. Enfin, troisième alternative : s’inscrit-elle prioritairement dans un cadre multilatéral ? Recherchant l’accord d’alliés ou mieux de la communauté internationale. Ou est-elle unilatérale, décidée seule en vertu d’un rapport de force en sa faveur ?
Aujourd’hui le débat s’est simplifié. Le pur isolationnisme n’est plus possible à une puissance présente sur tous les continents/océans et face à des rivaux qui n’attendent que cela. Le choix est donc entre des internationalistes libéraux, autrement dit, des hommes politiques, républicains ou démocrates, qui souhaitent que les États-Unis s’engagent pour soutenir la liberté des Ukrainiens aujourd’hui, celle de Taïwan demain, et les restrainers, qui défendent une realpolitik dictée par les intérêts des États-Unis et qui considèrent qu’il faut mieux se concentrer sur les problèmes intérieurs.
Par exemple, les interventionnistes (les chercheurs parlent des partisans du deep engagement, engagement en profondeur) considèrent que les États-Unis bénéficient grandement de leur implication pour défendre un ordre libéral américain. Et notamment pour stabiliser l’Europe sous leur influence. En revanche, les restrainers pensent qu’un conflit en Europe ne menace pas les intérêts vitaux des États-Unis.
Les États-Unis viennent d’adopter une stratégie de sécurité nationale, fixant les grandes lignes de leur politique étrangère
Elle admet les limites de leur puissance. Par exemple, le Moyen-Orient n’est plus une priorité. L’adversaire numéro 1 est bien identifié comme la Chine. La stratégie recherchée est de la battre sur le plan technologique et économique.
Certes, Joe Biden, en affirmant qu’il soutiendrait Taïwan, est sorti de l’ambiguïté stratégique qui prévalait et qui voulait que les États-Unis soutiennent Taïwan. Tout en affirmant qu’il n’y avait à terme qu’une seule Chine. Cette politique est pragmatique. Elle précise ainsi clairement que l’objectif n’est pas le changement de régime à Moscou ni à Pékin. Elle défend enfin et tout de même une option internationaliste libérale. Celle de l’Administration Biden, suivie par une partie importante des républicains.
Il s’agit donc de continuer à soutenir l’Ukraine. Cette politique est largement acceptée, mais suscite des débats. Biden n’est-il pas trop actif ? Faut-il se battre pour l’Europe, alors que l’adversaire est en Asie ? Il y a matière à opposition et une bonne partie des trumpistes sont hostiles à l’aide à l’Ukraine.
En revanche, le rival républicain de Trump, Ron deSantis, 44 ans, réélu gouverneur de Floride aisément, ultraconservateur et trumpiste par les idées, est en matière de politique étrangère un interventionniste déclaré. Il considère que l’armée américaine a les moyens d’intervenir pour régler les problèmes mondiaux. Finalement, le consensus le plus net dans la classe politique est sur le fait que les Européens doivent en faire plus pour se défendre et aider l’Ukraine.
Que conclure à ce stade ?
Les États-Unis sont-ils encore une démocratie ? Au-delà d’institutions fédérales qui favorisent les États moins peuplés, l’évolution du Parti républicain pose question. Le Comité national du parti a condamné les deux représentants Républicains qui ont accepté de participer à la Commission d’enquête sur l’attaque contre le Capitole de janvier 2021. Ils n’ont pas eu de surcroit l’investiture pour les élections de 2022.
La contestation du verdict des urnes est également inquiétante, tout comme les discours d’extrême droite de plus en plus fréquents. James Vance, élu Sénateur de l’Ohio, défend l’idée d’un « grand remplacement » des électeurs blancs par l’immigration illégale orchestrée par les démocrates.
Si ces midterms ont toutefois été un revers pour Trump, que le Wall Street Journal a qualifié de loser, le trumpisme ne disparaîtra pas forcément avec lui. Cette Amérique polarisée n’est donc pas la mieux armée pour faire face aux défis d’un monde en pleine recomposition. Elle donne du grain à moudre à tous ceux qui critiquent la démocratie et vantent les régimes autoritaires. Pourtant, la jeunesse qui manifeste en Chine ou en Iran contre le pouvoir n’aspire à rien d’autre qu’à plus de démocratie. Comme le disait Churchill en 1947 : « La démocratie est le pire système de gouvernement, à l’exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés dans l’histoire. »
Tu peux continuer à suivre l’actualité américaine sur le podcast New Deal de Laurence Nardon, chercheuse à l’IFRI, ou approfondir ce sujet avec l’ouvrage de Maya Kandel, Les États-Unis et le Monde, de Georges Washington à Donald Trump.