« Le 21èmesiècle sera spirituel ou ne sera pas », aurait dit André Malraux. Bien qu’il semble que cette formule lui ait été faussement attribuée, elle résonne aujourd’hui comme cinglante de vérité : s’il y a plusieurs décennies certains n’hésitaient pas à décrire – à l’instar de Marcel Gauchet – un « désenchantement du monde », la réalité semble être toute autre tant la géopolitique mondiale a fait (à nouveau ?) émerger la chose religieuse.
En dépit du progrès technique et de l’émergence de la raison scientifique, tout l’enjeu est de savoir dans quelle mesure « le lien des hommes est praticable et concevable sans les Dieux » (Marcel Gauchet)
I. L’indéniable retour du phénomène religieux
Une ère de radicalités religieuses ?
La question est bien légitime : vivons-nous dans une nouvelle ère de radicalités religieuses, qui ferait revenir sur le devant de la scène la question de la religion ? Le renouveau du terrorisme à motif religieux en est l’exemple archétypique, comme en témoigne la création de l’État Islamique en 2006. Cet islam radical est couplé à un réengagement croissant de la jeune génération qui, attirée par la propagande djihadiste, a rejoint les rangs de l’organisation terroriste – et ils seraient environ 2000 rien qu’en France d’après le Ministère de l’Intérieur.
Un nationalisme religieux toujours plus prégnant
Ce dernier est particulièrement actif dans des pays comme l’Inde, la Birmanie, ou encore Israël. Rappelons qu’une loi vient récemment d’être adoptée dans l’État hébreu, le qualifiant « d’État-nation du peuple juif », affirmant par là-même l’étroitesse des liens entre religion et État dans un contexte de vives tensions.
Des conflits nouveaux d’ordre religieux préoccupent la communauté internationale, que l’on songe notamment au massacre des Rohingyas, ce peuple musulman persécuté et victime du nationalisme bouddhiste ; ou encore aux multiples attaques envers la communauté copte en Égypte, un attentat dans une église copte ayant encore fait 9 morts en décembre 2017.
Une récente étude du Pew Research Center met en lumière la recrudescence des violences au motif religieux : tout concorde pour faire de la religion un maillon central de la géopolitique mondiale ; plus que jamais, elle se veut être une clé de compréhension des conflits et tensions sur la scène internationale.
(Niveau de harcèlement envers la religion, classé par pays – Pew research Center)
Le retour des débats religieux dans la société
Dans son ouvrage de 2016 « L’horreur religieuse », Joseph Macé-Scaron s’interroge : « Sommes-nous retournés aux périodes des plus noires de notre histoire, là où la raison perd face à l’obscurantisme ? ». Pour émettre cette hypothèse, il ne s’appuie pas seulement sur les divers évènements géopolitiques liés aux religions ; mais il fait également écho à des phénomènes sociétaux plus subtils. Selon lui, la défense de l’avortement est appelée à être un grand débat sociétal dans les années à venir, en raison de l’essor d’une communauté religieuse qui s’exprime contre son application.
C’est ainsi que les droits des femmes sont particulièrement menacés en Pologne, où une partie très intolérante de la population catholique cherche à durcir encore la loi autorisant l’IVG, dont l’accès est déjà quasi-inexistant. Nous pourrions également citer en exemple le rejet en août 2018 de la légalisation de l’avortement en Argentine, l’Église catholique ayant beaucoup influé sur les décisions en ce sens.
II. Comment expliquer la résurgence de la chose religieuse ?
Un « recours » au religieux (Georges Corm)
Le phénomène de retour au religieux n’est pour l’historien spécialiste des questions moyen-orientales Georges Corm qu’un « recours » au religieux opéré par le politique. Il dénonce un religieux instrumentalisé, qui loin d’être spirituel, ne fait qu’attiser les communautarismes. Dès lors, débat sur la laïcité qui fait rage en France n’a, en soi, rien de religieux mais se rattache à la sphère politique.
La religion prend la place du politique comme vecteur de radicalité (Olivier Roy)
Le phénomène de retour au religieux s’expliquerait en partie, à en croire le spécialiste de l’Islam Olivier Roy, non pas, en ce qui concerne le djihadisme, par une « radicalisation » d’une partie de l’Islam, mais au contraire par une« Islamisation de la radicalité ».Il considère en effet cette religion comme une « offre politique », qui doit servir à pallier la perte d’importance des idées politiques. C’est ainsi la religion qui devient vecteur de radicalité, plus que la radicalité qui s’emparerait de phénomène religieux. En l’absence d’autres offres politiques, Daech n’hésite pas à tout faire pour attirer des jeunes en recherche d’une cause révolutionnaire.
III. Quelle place pour la sécularisation ?
Une ère de désengagement ?
L’omniprésence du fait religieux dans le monde reste toutefois à nuancer, et un mouvement de sécularisation s’est bel et bien opéré à travers le globe. Citons le cas éloquent de la Tunisie qui mène une politique volontariste afin de séculariser progressivement la société, à travers l’approfondissement d’un État de droit permis par la constitution de 2014 qui précise bien le caractère « civil » de l’État tunisien.
En ce qui concerne l’Europe, le vote en Irlande de la loi pour l’avortement, par le référendum de mai 2018, est de même indéniablement associé dans le pays à un essor de la laïcité.
Un recul des pratiques religieuses ?
Georges Corm insiste bien sur le fait qu’il ne peut y avoir de retour du religieux, dans la mesure où il n’a jamais vraiment disparu. S’il admet une relative déchristianisation de l’Europe, l’on ne saurait verser dans l’ethnocentrisme au point de parler d’un abandon du religieux dans l’Histoire du monde.
On assiste certes à un recul très net de la pratique religieuse en Europe, mais ce dernier, loin de se faire le présage d’un monde sécularisé, se double d’un phénomène tout aussi visible : ce que Gilles Keppel appellerait la « revanche de Dieu » (1991).Si l’on croyait, en suivant l’avis de Marcel Gauchet, les préoccupations religieuses totalement incompatibles avec le progrès scientifique, les évènements tendent bien à nous prouver le contraire.
Dès lors, la sécularisation ne recule pas, elle est forcée de cohabiter avec un retour du fait religieux. C’est ce qui amène Jürgen Habermas à parler de « civilisation post-séculière » : une société qui accorde une place importante à la religion, bien que très laïcisée.