Gouvernance d'entreprise

Au cours des deux derniers siècles, la gouvernance des entreprises a connu de nombreux changements et ajustements en réponse aux exigences du marché et aux attentes des différentes parties prenantes. Il convient de maîtriser ce terme ainsi que toutes ses évolutions, car il représente une part non négligeable des sujets. Par exemple, le sujet “financiarisation et gouvernance des entreprises” est tombé en 2021 aux oraux d’HEC. 

Deux articles traiteront chronologiquement la gouvernance d’entreprise : celui-ci traitera du XIXème siècle au début des années 70, et le suivant parlera des nouveaux enjeux de la gouvernance d’entreprise, en particulier environnementaux. 

Introduction

Au XIXème siècle, la plupart des entreprises étaient des entreprises familiales avec une structure de gouvernance informelle. Cependant, avec l’augmentation de la taille et de la complexité des entreprises, la nécessité de systèmes de gouvernance plus formels est apparue.

Au début du XXe siècle, l’essor du modèle industriel a entraîné une centralisation accrue des pouvoirs au sein des entreprises, avec un contrôle étroit exercé par les propriétaires et les administrateurs. Cependant, à mesure que les entreprises sont devenues plus grandes et plus complexes, les actionnaires ont commencé à réclamer un plus grand contrôle sur la gestion des entreprises.

Aujourd’hui, les nouveaux enjeux sociaux et environnementaux nécessitent la mise en place d’une nouvelle gouvernance, qualifiée de partenariale. Cet article se concentrera sur l’évolution de la gouvernance des entreprises du début du XIXème siècle jusqu’au début des années 1970 (c’est-à-dire sur le passage d’une gouvernance familiale à managériale).

Commençons par définir ce qu’est la gouvernance d’entreprise. La gouvernance d’entreprise (ou gouvernement d’entreprise) est l’organisation et la répartition des pouvoirs entre les différentes parties prenantes aux décisions majeures de l’entreprise (comment organiser l’activité, développer l’entreprise, etc.). Elle répartit les droits et les devoirs de chacune de ces parties prenantes.

Durant le XIXème siècle, la grande majorité des entreprises sont des affaires de famille

La gouvernance familiale suffit à faire fonctionner des entreprises bien souvent de petite taille

Durant la première révolution industrielle, la gouvernance des entreprises est surtout familiale. On peut définir une entreprise familiale comme une entreprise où le capital social est détenu en grande partie par une famille ou un individu, qui exerce une influence déterminante sur les grandes décisions au sein de la direction générale ou du conseil d’administration.

Le bon fonctionnement de la gouvernance familiale à cette période s’explique par le fait que la taille des entreprises était encore réduite, nécessitant donc que peu de capitaux. De plus, le cadre légal (comme en France, qui limitait très fortement la création de société anonymes jusqu’en 1867) contraignait fortement la création de sociétés impliquant des actionnaires. 

La gouvernance familiale est largement présente à cette époque : en effet, une bonne partie des industriels de la première génération sont des héritiers, notamment de la proto-industrie (F. Mendels, « Proto-industrialization, first phase of the industrial process », 1972) mais aussi du milieu du commerce. Pour rappel, la proto-industrie nomme la dispersion dans une campagne péri-urbaine d’une partie de la production par des familles paysannes. Cela s’est particulièrement développé en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas ou encore en France aux XVIIème et XVIIIème siècles. Par exemple, en 1780, à Saint Quentin en Picardie, une vingtaine de marchands-fabricants font travailler en périphérie 60 000 fileuses et 6 000 tisserands et ont transmis cette activité sur plusieurs générations. Ce système flexible et peu coûteux se développe là où l’agriculture est pauvre et la pression démographique forte. 

Toutefois, il existait aussi des hommes nouveaux (c’est-à-dire des entrepreneurs qui n’ont pas hérité). Par exemple, J.F. Cail s’est associé avec son patron et a fondé Derosne et Cail, premier constructeur de matériel ferroviaire sous le 2nd Empire. Ces hommes nouveaux doivent en général compter sur leur propre épargne ou celle d’associés et doivent trouver des gens qui apporteront des capitaux (bien que cela reste peu développé jusqu’à la fin du XIXème siècle).

Certaines de ces entreprises donneront lieu à des dynasties patronales qui parfois datent de la proto-industrie. Les fils y travaillent, les gendres sont choisis en fonction des besoins de l’entreprise (stratégies matrimoniales) pour maintenir le contrôle familial en évitant parfois que l’entreprise ne se développe trop vite. Aujourd’hui encore, des entreprises restent sous le contrôle familial (Bouygues, Lactalis…).

Toutefois, les entreprises vont commencer à souffrir de cette gouvernance

C’est ce qu’observe l’historien Alfred Chandler (1990) dans Scale and Scope. Dans certaines firmes britanniques de l’entre-deux-guerres, la gouvernance familiale a trop souvent privilégié le court terme et refusé d’ouvrir le capital social par peur de perdre le contrôle de l’entreprise. Chandler explique que les entreprises anglaises avaient tous les atouts pour être leader : elles disposaient d’une avance économique, d’un réseau ferroviaire précoce et beaucoup plus efficace que les autres pays. Toutefois, beaucoup de grandes firmes britanniques vont la perdre. Elles ont privilégié le contrôle familial et n’ont souvent pas su prendre les mesures nécessaires pour rationaliser la production et développer l’entreprise.

Par exemple, Courtaulds, une entreprise textile fondée en 1794 qui a longtemps été très dynamique (car elle a su grâce à la chimie se développer dans le textile artificiel et était leader avec des usines modernes), n’a pas su maintenir sa position faute de développement suffisant, par crainte de faire entrer de nouveaux capitaux et perdre le contrôle. En effet, les bénéfices, au lieu d’être réinvestis dans l’entreprise, ont largement été reversés à la famille. Ou encore, aux USA, sur 335 successions au poste de PDG, il y avait 122 successions familiales. Et dans les 3 ans qui suivirent la succession, les entreprises qui ont choisi un PDG dans la famille ont eu de très mauvais résultats par rapport aux autres : le rendement de leurs actifs a diminué de 14 %.

La direction des grandes firmes est de plus en plus confiée à des managers

Pour le bien de la firme : les managers apparaissant plus compétents 

Il devient difficile aux propriétaires d’une grande firme, du fait de la complexité des facteurs à prendre en compte (production, marketing…), de décider d’une stratégie et d’en assumer la direction. Pour pallier une organisation toujours plus complexe, une gouvernance managériale efficace se met en place. J.K Galbraith, dans The New Industrial State, souligne en 1967 combien cette gouvernance est efficace et introduit le terme de technostructure. Selon lui, la technostructure est un groupe de professionnels hautement qualifiés qui sont responsables de la gestion des processus de production et des systèmes techniques dans une entreprise. Ils ont un pouvoir considérable dans l’entreprise en raison de leur expertise technique et de leur rôle dans la planification et la coordination des processus de production.

En termes de chiffres, en France, selon l’Insee, la part des managers dans l’emploi total a augmenté de manière significative pendant cette période, passant de 5,5 % en 1901 à 8,5 % en 1931 et à 11,6 % en 1954.

Mais certains économistes s’inquiètent déjà de cette gouvernance managériale

Et notamment du conflit d’intérêt entre actionnaires et dirigeants, lequel peut conduire à certaines dérives managériales. Déjà en 1932, Berle et Means publiaient « The modern corporation and private property », ouvrage qui est considéré comme l’un des premiers travaux économiques sur la gouvernance d’entreprise. Ils montrent pour la première fois la séparation au sein de la grande firme entre la propriété du capital et le contrôle.

Du fait que les actionnaires soient de plus en plus nombreux (et que le capital est donc dilué), ces derniers abandonnent la direction de la firme à des cadres dirigeants salariés et qui souvent ne sont pas propriétaires de l’entreprise (et n’ont pas ou très peu d’actions). Et ces derniers suivent souvent des buts différents de ceux des actionnaires. Les deux auteurs ont ouvert la voie sur la théorie de l’agence expliquant qu’il y a un conflit d’intérêt structurel entre actionnaires et managers, les managers cherchant à maximiser leur intérêt personnel. Déjà, ils s’inquiètent de l’impuissance à mettre fin à des dérives managériales. Leur travail a contribué (en plus de la crise des années 30) à la création aux USA en 1934 de la SEC (Securities and Exchange Commission) qui encadre le fonctionnement des marchés financiers, notamment en réglementant les obligations d’informations sur les sociétés. La SEC va aussi contrôler et réprimer certaines activités douteuses (notamment les délits d’initié).

En 1959 William Baumol, va creuser la question et se demander ce que cherchent à maximiser les dirigeants d’entreprises (manageurs). Ce sont leurs revenus (salaire, primes, avantages en nature) et leur pouvoir. Ces deux gratifications résultent du poids économique de l’entreprise. Il montre alors une corrélation entre le chiffre d’affaire de l’entreprise et le revenu des dirigeants et de même pour le pouvoir. Une fois qu’ils ont assuré une rentabilité minimale, ils gèrent la firme en fonction de leurs intérêts. C’est la croissance des parts de marché qui les intéresse. Si cela s’aligne en l’occurrence avec l’intérêt de la firme, ce n’est pas toujours le cas.