economie

« Économie Utile pour des Temps Difficiles », de Ester Duflo et Abhijit V. Banerjee peut paraître effrayant pour un élève de prépa. En effet, c’est un livre de 500 pages, qui prend des détours qui ne concernent pas vraiment, a priori, la science économique, et qui parfois passe en revue une poignée de théories avant de conclure que l’on ne peut être vraiment sûr de qui a raison. Mais il ne faut pas se fier aux apparences, ce livre est un classique incontournable pour réussir les écrits des parisiennes. Déjà par son influence : c’est le livre grand public de la seconde femme de l’histoire ayant reçu le prix Nobel. Mais aussi par les positions parfois tranchées, parfois nuancées, mais toujours pertinentes et représentatives de la pointe de la science économique actuelle, prises par les auteurs. Voici donc les 5 leçons, sans ordre particulier, que je retiendrais de ce livre si je devais repasser les concours !

1. Ce sont les rigidités qui empêchent l’économie de fonctionner idéalement

Pour comprendre l’impact des rigidités en économie, on peut prendre l’exemple des chocs commerciaux. Selon le paradigme ricardien, l’ouverture commerciale devrait augmenter la richesse, puisque tous les travailleurs peuvent alors se concentrer sur les activités où ils sont les plus productifs. Cependant, cela ne se passe pas exactement comme ça : l’économie est rigide, donc la reconversion ne se fait pas rapidement. Alors, certaines zones tombent dans la pauvreté et l’asphyxie économique. D’une part, le travail ne se reconvertit pas : les travailleurs ont un attachement psychologique à leur lieu (ne suivent pas la richesse), et le capital n’est pas libéré : au lieu de faire faillite et d’investir ailleurs, les entreprises restent en vie le plus longtemps possible, en embauchant et en investissant de moins en moins.

On peut prendre deux exemples : les Etats-Unis et l’Inde. Premièrement, on s’intéresse à une étude de Petia Topalova (2010) sur la libéralisation de l’Inde : l’Inde s’est massivement libéralisée après une décision prise en 1991. Mais, puisque les régions sont très puissantes en Inde, chacune d’entre elles ne s’est pas ouverte de la même manière : certaines se sont plus exposées que d’autres au commerce international.

Le pays a réduit ses taux de pauvreté, mais un fait surprenant a été mis en évidence par Petia Topalova : « il est apparu que l’exposition plus grande à la libéralisation du commerce ralentissait nettement la baisse de la pauvreté ».

Ce que l’on peut en tirer : en économie traditionnelle, les bienfaits du commerce international viennent de la réallocation des ressources : les jobs détruits car peu compétitifs sont remplacés par des travaux que le pays fait de manière plus compétitive. Sauf que, dans l’économie réelle, il y a une rigidité : le capital et le travail ne sont pas parfaitement mobiles, loin de là : donc il y a une « destruction sans création ». Les gens perdent leur travail, mais de nouveaux business n’apparaissent pas forcément ! Et les gens ne bougent pas forcément pour trouver une meilleure vie. Pour citer Gramsci : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naitre ; pendant cet intervalle, on observe les phénomènes morbides les plus variés ». Le simple fait qu’il y ait une différence de niveaux de salaires entre les régions démontre que le travail n’est pas mobile (selon la théorie économique traditionnelle, les travailleurs savent parfaitement où ils doivent aller pour percevoir un salaire plus élevé, et ils y vont).

Le capital, également, a tendance à être peu mobile : des entreprises peu compétitives sont maintenues en vie par de différentes manières (lente asphyxie où elle cesse d’embaucher ; prêts à la banque pour payer les fournisseurs, etc). La lenteur des faillites contribue à cette allocation rigide et peu performante des ressources.

L’approche de Topalova a été appliquée aux USA par les trois auteurs Autor, Dorn & Hanson (The China Shock, 2016). Ce choc chinois correspond à l’augmentation énorme de la quantité d’exportations Chinoises à l’échelle mondiale (de 2.3 % en 1991 à 18.8 % en 2013). Nos auteurs ont fait deux trouvailles : déjà, les zones produisant des biens sur lesquels la Chine fait concurrence ont été plus touchées (notamment les clusters, où ces effets négatifs se propagent) ; ensuite, il n’y a pas eu de réallocation de la main d’œuvre. Encore une fois, les travailleurs ne quittent pas les zones tuées par le commerce international ; simplement, ils restent et n’ont pas de travail. Et les entreprises font faillite le plus lentement possible, ce qui empêche la création de nouvelles ressources où l’Amérique jouit d’un avantage comparatif.

On peut aussi mettre en place cette analyse par les rigidités aux migrations : logiquement, les habitants des pays plus pauvres devraient poursuivre un niveau de vie plus confortable, où ils disposent de plus de « capabilities » (A. Sen). Cependant, ils ont tendance à rester statiques, dans la mesure où ils surestiment le risque d’échec par rapport à l’opportunité de gain. Cela représente aussi une analyse par la rigidité dans la mesure où on devrait observer un mouvement, une modification de la configuration des facteurs productifs (ici, le travail), mais ce n’est pas la cas pour des raisons extra-économiques. Pour parler de ce biais psychologique, on peut citer Kahneman, Tversky “An analysis of decision under risk”, qui trouvent que le risque est toujours surestimé par rapport au gain potentiel, ce qui pousse à l’inaction.

2. Les évolutions technologiques vont profondément changer la structure de répartition des emplois et des revenus

Faut-il être « luddite » en 2023 ? Cette appellation, originellement réservée aux travailleurs Anglais du début du XIXe siècle qui ont fait la guerre aux machines (en les détruisant) pour conserver leurs emplois, sert maintenant à parler de tous ceux qui sont « technophobes ». Si l’on retient uniquement l’angle économique, cela sert à qualifier ceux qui considèrent que les nouvelles technologies vont augmenter le chômage, l’exclusion et la polarisation des revenus.

Si les luddites semblent avoir eu tort, puisque ni le chômage ni les égalités n’ont augmenté entre 1800 et 1973, nos coauteurs sont de l’avis que les transformations technologiques actuelles, par leur envergure et leur qualité, pourraient nous alarmer et rendre une certaine crédibilité à la thèse luddite.

Déjà, il faut introduire les concepts suivant : une innovation technologique peut être complémentaire ou substituable à certaines classes de travailleurs. Si elle est complémentaire – par exemple, une chaîne de montage – elle permet d’augmenter la productivité, donc le revenu, du travailleur. Cependant, si elle est substituable au travailleur, et qu’elle coûte moins cher que ce dernier, alors elle va lui prendre sa place, et augmenter le niveau de précarité.

Or, on observe aujourd’hui un tendance plutôt inquiétante : les technologies sont devenues substituables aux salariés peu et moyennement qualifiés (on trouve ici une explication du recul de la classe moyenne ouvrière et employée), mais de plus en plus complémentaires aux salariés extrêmement qualifiés, notamment les ingénieurs informatiques. Autrement dit, les changements technologiques devraient exacerber l’inégalité de revenu entre les salariés peu qualifiés (qui seront de plus en plus poussés vers des travaux très peu rémunérateurs, au service des très qualifiés – Duflo donne l’exemple des « dog walkers ») et ceux qui savent se servir de ces technologies.

En fait, les changements liés au progrès technique actuel sont très proches de ceux liés à la mondialisation. Et, comme pour le cas de la mondialisation, le problème de la rigidité de pose : le capital n’est pas réinvesti, les travailleurs ne se reconvertissent pas, des zones et des secteurs entiers suivent une lente asphyxie au lieu de sauter à bord du train du progrès.

3. L’économie a une obligation morale, c’est la finalité de la distribution des ressources et des rôles de production

On trouve, dans cet ouvrage, un recul salvateur pour un élève d’ECG qui « a la tête dans le guidon ». Le livre nous permet de nous rendre compte de la portée humaine et morale des sciences économiques : les politiques mises en place ont des effets profonds sur la vie des gens, parfois même sur leurs morts. Par exemple, perdre son emploi si l’on est un homme de « middle age » aux États-Unis augmente la mortalité, donc les chances de mourir d’autre chose que de la vieillesse. Pire encore, une partie non négligeable de ces morts peut être qualifiée de « deaths of despair », donc liées à l’alcoolisme, les drogues ou encore des suicides. On peut citer l’étude de Daniel Sullivan et Till von Wachter, « Job Displacement and Mortality » où il a été trouvé que :

“We find that for high-seniority male workers, mortality rates in the year after displacement are 50%–100% higher than would otherwise have been expected.”

4. Une proéminence du secteur financier contribue bel et bien aux inégalités

L’un des passages les plus marquants du livre tient sur moins de trois pages : c’est une explication des inégalités par l’hypertrophie financière. Autrement dit, nos coauteurs constatent que la différence entre le taux d’inégalité au Danemark (où les inégalités sont substantiellement moins creusées que la moyenne de l’OCDE) et celui des pays anglo-saxons s’explique par la taille du secteur financier. Au Danemark, la part du revenu captée par le 1 % le plus riche est passée de 20 % en 1920 à 5 % au moment de l’écriture. On peut l’expliquer par une place plus faible du secteur financier au Danemark.

Pourquoi un lien si évident entre la taille du secteur financier et les inégalités ? Car le secteur financier fonctionne selon un modèle de « quasi-rente » (les rentes étant un phénomène inégalitaire en économie). Les salariés du secteur financier ont un salaire très élevé (supérieur de 50 % à 60 % par rapport à un salarié du secteur non-financier, à compétences égales), et nos auteurs expliquent que ce n’est pas car ils sont plus compétents, ou car ils ont des bons résultats, mais juste car ils ont « atterri » dans le secteur financier. [T. Phillippon, « Human capital and wages in the US financial industry »]

Comment affirmer d’une manière aussi péremptoire que les employés du secteur financier ne peuvent pas attribuer leurs salaires faramineux à leur génie individuel ? Car les fonds spéculatifs gérés de manière « active » (donc avec beaucoup de traders qui tentent de repérer les opportunités de gain sur le marché), qui imposent des tarifs plus élevés à leurs clients, ne sont pas plus performants que les fonds « passifs », c’est-à-dire ceux qui suivent les indices boursiers (par exemple, qui achètent juste toutes les entreprises du S&P 500) !

De plus, les salaires gonflés des hauts cadres de la finance tendent à creuser l’écart de rémunération dans toutes les grosses entreprises de l’économie. En effet, puisque ces grandes entreprises dépendent de la compétence de leur PDG, elles sont incitées à jouer à un jeu « d’enchères » avec le secteur financier pour s’accaparer des dirigeants compétents. Et puisque le secteur financier les paie énormément, ces entreprises sont contraintes de faire la même chose.

Un dernier problème, peut-être plus profond et civilisationnel, est posé par l’attractivité salariale du secteur financier. C’est qu’il tend à attirer les diplômés les plus doués et mathématiques, et même en physique (puisque les modèles des sciences physiques ont tendance à être reprises par le secteur financier). Le nombre de « quants » (rôles quantitatifs) dans le secteur financier a fortement évolué depuis les années 1980. Parmi les diplômés de Harvard, à la veille de la crise de 2008, 23 % d’entre eux se dirigeaient vers la finance, contre 6 % au début des années 1970 ! Et nos co-auteurs ne cachent pas leur déception : « ces talents sont perdus pour les entreprises qui produisent quelque chose d’utile ».

5. Les décisions politiques s’éloignent durablement et souvent du consensus économique

Pourquoi est-il important, quand on étudie les sciences économiques, d’étudier aussi les mécanismes qui sont à l’origine de l’écart entre le consensus économique et l’action politique ? Car, si l’on ne s’attaque pas à ces problèmes, l’économie perd son objectif profond – qui est, pour nos co-auteurs, d’améliorer la vie des gens, du moins de réduire leurs souffrances. On distinguera ici trois raisons qui expliquent cette incohérence.

D’une part, l’avis des citoyens – donc, de ceux qui votent – peine à converger vers celui des économistes. Si l’on prend l’exemple du « panel IGM Booth », soit les réponses de 40 économistes qui font autorité en Amérique, ils ont des vues souvent diamétralement opposées à celles des citoyens Américains. Par exemple, strictement aucun d’entre eux ne s’est exprimé en faveur des Trump Tariffs, contre 33 % des Américains. L’étude similaire Economic Experts versus Average Americains (Sapienza et Zingales) trouvait que plus de 97 % des économistes sont en défaveur d’une baisse des impôts, contre seulement 66 % des américains. Sur cette étude, l’écart moyen entre les réponses des économistes et celles des citoyens étaient de 35 % !

D’autre part, les économistes n’ont pas la science infuse, et n’établissent pas de lois universelles. Ils sont plutôt des plombiers que des physiciens. Ils cherchent des solutions, tentent des choses et font des erreurs, et leurs nouvelles trouvailles rendent souvent fausses ou obsolètes leurs anciennes trouvailles. Cela réduit donc la confiance en ces experts : si ces derniers se trompent tout le temps, et conseillent d’implémenter des choses qui se révèlent plus tard être de mauvaises idées, alors pourquoi leur faire confiance ? Dans un sondage au Royaume Uni, seulement 25 % des citoyens faisaient confiance aux économistes – les économistes sont donc deux fois moins dignes de confiance que les présentateurs météo !

Cependant, l’imperfection de la science économique ne doit pas nous décourager de son utilisation, et c’est profondément le message qui ressort du livre. SI vous demandez « pourquoi l’économie » à Esther Duflo, elle vous répondra « J’étudie l’économie pour changer la vie des gens ». L’un des défis du XXIe siècle sera donc de restaurer la confiance du public en la science économique, pour que l’action publique soit plus cohérente avec les trouvailles d’une science si importante pour relever les défis de l’environnement et de la pauvreté.