On le sait, les sujets d’AEH ESH, notamment ceux de HEC, sont friands de perspective historique : soit celle-ci est explicitement requise (le fameux « depuis le XIXe siècle »), soit le sujet la suggère implicitement. Mais justement, cette perspective historique peut, et même doit s’analyser par rapport à notre époque. Quoi de plus morne en effet qu’une copie qui se cantonnerait à une analyse historique et économique des deux siècles précédents et qui tournerait donc le dos aux enjeux de l’époque fascinante dans laquelle nous vivons ?

L’un de ces enjeux est bien sûr les transformations socio-économiques induites par l’émergence de la technologie numérique. De fait, aujourd’hui, les espoirs de croissance semblent largement reposer sur ce phénomène, et les économistes croisent toujours le fer sur les conséquences qu’il aura réellement sur la croissance (pensons bien sûr à la thèse de Gordon sur la stagnation séculaire et à ses détracteurs).

Mais n’entrons pas dans ce tumultueux débat. L’idée de cet article sera plus simplement de présenter les conséquences socio-économiques. D’une part, vous comprendrez mieux de quoi l’on parle réellement : quoi de plus vague que de parler du « numérique » sans s’interroger sur ce que ce terme englobe concrètement ? D’autre part, de manière plus utilitariste, cet article vous fournira moult idées d’accroches ou d’éléments à intégrer dans votre troisième partie par exemple.

Pensons évidemment aux sujets sur le progrès technique : (HEC [2004, 2007, 2009, 2015], SCEP [2003, 2018], ou encore Ecricome [2009, 2018]), mais il ne faut pas s’arrêter à cela. En effet, nous espérons ici vous montrer suffisamment d’aspects pour que vous puissiez les intégrer dans des sujets sur la concurrence par exemple, thème ultra classique en économie voie ECE.

Rappelons à tout hasard que votre site préféré pour réussir vos concours a réuni ici l’ensemble des sujets d’AEH ESH depuis les 20 dernières années, avec lesquels vous pourrez vous exercer.

Mais sans plus attendre, voici de quoi comprendre cette économie numérique et ses nombreux enjeux socio-économiques.

Quelques définitions

On entend souvent parler des « TIC » (voire NTIC), mais dire exactement ce que cela recouvre demeure plus compliqué. Selon l’OCDE, le secteur des TIC regroupe les entreprises qui produisent des biens et services supportant le processus de numérisation de l’économie, et ce dans tous les secteurs couverts. Ces TIC mettent en réseau différents acteurs, des secteurs productifs aux particuliers et ménages en passant par les secteurs usagers (comme les banques).

L’économie numérique consiste techniquement en l’analyse économique des biens immatériels issus de cette numérisation (sur Internet par exemple). Par définition, ce sont des biens non rivaux à coût marginal nul qui conduisent à de nouvelles relations et à un nouveau concept de propriété privée (exemple typique des logiciels libres).

On attend beaucoup de cette numérisation, notamment l’augmentation de la productivité des salariés par l’automatisation des tâches dans l’organisation. Quant à la contribution indirecte de celle-ci, c’est la forte utilisation des technologies numériques qui entraîne une amélioration de la productivité globale de facteurs (PGF). En effet, il faut souligner un effet boule de neige : les forts gains de productivité des secteurs producteurs ont conduit à une baisse de prix de production et de vente de biens et services numériques, ce qui a un effet sur la dynamique des prix. Plus les prix sont faibles, plus les secteurs utilisateurs vont être incités à investir dans des produits numériques dans le but d’accroître leur productivité, etc. Nous aborderons dans le point suivant la notion d’externalité de réseau pour mieux comprendre ce phénomène.

Une économie numérique particulièrement dynamique

Tout d’abord, si l’on parle bien d’une transition numérique qui affecte l’ensemble des secteurs productifs français (même le secteur primaire), l’économie numérique contemporaine n’a que vingt ans : elle est née de la décision des pouvoirs publics américains d’ouvrir Internet à des applications civiles, applications qui ont bouleversé le fonctionnement des marchés.

Cette économie est dominée par des effets de réseau qui provoquent un phénomène de « rendements croissants » : l’efficacité du service est en effet une fonction croissante du nombre d’utilisateurs (en gros, plus il est utilisé, plus il est performant). Surtout, la multiplication des activités à effets de réseau dans l’économie numérique s’explique par l’abaissement des « coûts de transaction », notion définie par Ronald Coase dans « The nature of the firm » (1937) et approfondie par Oliver Williamson dans « Markets and Hierarchies » (1975). Ça veut simplement dire qu’échanger devient moins coûteux (que ce coût soit temporel ou monétaire) grâce au numérique : rapportez-vous à votre propre expérience de TripAdvisor par exemple.

On comprend d’autant mieux alors l’apparition de ces immenses plateformes, sur lesquelles n’importe qui peut trouver des clients dans des conditions optimisées et sécurisées, et qui peuvent fonctionner à une échelle démesurée : comment ne pas mentionner ici l’exemple d’Uber ? On parle bien en effet d’une « ubérisation » de l’économie : grâce aux NTIC, les clients et les utilisateurs sont directement mis en relation, ce qui réduit considérablement les formalités.

Ce numérique a donc des effets particulièrement significatifs sur la concurrence, en ce qu’il pousse en effet à la concentration d’entreprises : le marché se trouve exponentiellement dominé par l’entreprise qui a le plus rapidement amorcé la transition, dans un système de « winner takes all ». Pour caractériser ce phénomène, des économistes du Mckinsey Global Institute (2014) l’ont résumé avec la formule lapidaire « Grow fast or die slow ».

Attention néanmoins : la concurrence reste réelle et la domination d’une entreprise dans ce cadre est moins stable et durable que dans les structures traditionnelles. Par exemple, si Google se taille la part du lion à l’heure actuelle, sa suprématie pourrait être bien remise en question par l’Internet mobile.

Cette concurrence intense s’explique par certains éléments :

des coûts d’entrée particulièrement faibles (soit l’une des cinq conditions de la CPP, rappelons-le) qui favorisent l’entrée de petites entreprises innovantes ;

la dépendance aux utilisateurs : ceux- ci sont en effet de plus en plus exigeants et le numérique leur fournit constamment un moyen de comparer les offres disponibles et donc de migrer vers d’autres services, plus satisfaisants à leurs yeux.

Somme toute, cette concurrence est positive en ce que les entreprises sont obligées de continuellement s’adapter pour répondre à une demande en constante évolution. On retrouve ici le modèle schumpéterien : la croissance portée par une concurrence exacerbée, et qui donne un rôle clé à la figure de l’entrepreneur.

Les évolutions des formes de régulation et de concurrence

Du fait des rendements croissants, l’économie numérique est naturellement portée à l’émergence de monopoles naturels : face à ces monopoles, les outils classiques de la concurrence sont en difficulté. En effet, décréter un abus de position dominante est rendu complexe par la présence d’externalités de réseau, particulièrement présentes dans le cas des marchés bifaces analysés par Jean Tirole. Ce sont des marchés qui nécessitent l’existence de deux types de clientèles tout à fait différentes, mais finalement interdépendantes, pour fonctionner. Par exemple dans le cas de Google, la connaissance des utilisateurs grâce à leurs recherches permet de les mettre en relation avec une offre ciblée et individualisée.

Le problème en termes de concurrence survient lorsque les consommateurs sont contraints d’utiliser des services d’une même entreprise, rendant les consommateurs dépendants : cette dépendance augmente en effet les « switching costs » et restreint donc énormément la marge de manœuvre.

Les effets de réseau sont donc à double tranchant : favorables pour le consommateur, défavorables pour la concurrence. Grâce à eux, les entreprises cherchent à atteindre une taille critique qui les protégerait a priori de la concurrence. Pour l’atteindre, un certain nombre de stratégies peuvent être déployées :

– la gratuité dans le cadre de ces marchés bifaces, technique pratiquée par Google par exemple. Il est compliqué de la catégoriser comme une stratégie anticoncurrentielle ;

– l’utilisation de contrats d’exclusivité : par exemple sur le site Veepee, avec un certain nombre de marques.

L’irruption du numérique rend plus complexes les tâches pour les autorités de la concurrence, mais ne les délégitime pas, bien au contraire. Ces autorités disposent en effet d’un arsenal de dispositifs pour juger si certaines pratiques sont bien dommageables pour la concurrence (« theory of harm »), mais cela signifie en revanche qu’elles doivent s’appuyer sur d’autres acteurs pour comprendre ces phénomènes numériques.

Les conséquences du numérique sur l’emploi

Le numérique bouleverse en profondeur le marché du travail, suscitant un certain nombre d’inquiétudes. Tout d’abord, progrès technique oblige, il conduit à la disparition tendancielle d’un certain nombre d’emplois via :

– l’automatisation de certaines tâches – le fameux topos des « Temps modernes » avec Chaplin ;

– le report sur la multitude : le « travail gratuit » des consommateurs (exemple canonique de TripAdvisor, qui rend caducs certains guides par exemple) ;

– le report sur l’utilisateur final : ainsi Internet supprime le travail de vendeur ;

– la concurrence portée par les non-professionnels (Uber et les taxis, Airbnb et les hôtels).

Toutefois, nuançons : un certain nombre de professions peu qualifiées survivent à cette numérisation. En réalité, ce sont des emplois qui supposent un contact humain qui y survivent (les machines n’étant pas assez développées à ce jour) et donc cela entraîne une polarisation du marché du travail. Ce phénomène est récurrent dans toutes les sociétés avancées depuis le début des années 90, avec pour résultat l’émergence d’une courbe en U. Cette courbe tend ainsi à scinder les travailleurs en deux catégories : d’une part, les emplois bien qualifiés (à haut capital humain) et d’autre part, les emplois peu qualifiés et routiniers largement concentrés sur les services à la personne, au détriment donc des emplois intermédiaires (au point de tangence de cette courbe).

Pour la deuxième catégorie d’emplois, le numérique favorise l’indépendance (statut d’autoentrepreneur) et met en danger la société salariale héritée des Trente Glorieuses. C’est donc tout un modèle social qui est ici remis en question.

Pour un portrait plus « social » du travailleur indépendant dans l’économie actuelle, n’hésitez pas à lire « Moi, petite entreprise » (2017) de la sociologue Sarah Abdelnour : vous trouverez facilement une fiche de lecture ou un résumé sur Internet, ce qui vous donnera une très bonne accroche ou ouverture sur un sujet comme celui du marché du travail.

Conclusion

Estimer les conséquences socio-économiques du numérique sur la société n’est pas aisé. Celles-ci sont en effet à la fois individuelles (évolution de la concurrence, de l’emploi pour le travailleur, etc.) et collectives (porteur de croissance ou non, impact sur le modèle social, etc.).

En somme, à défaut d’être bénéfique pour la société, on espère au moins que le phénomène nourrira votre copie : comme vous l’avez sûrement vu, le phénomène est tellement riche que le mentionner n’est pas compliqué !