Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la concentration industrielle est un phénomène manifeste. Selon François Lévêque, en 1968, ce sont 6000 entreprises qui réalisaient au total un chiffre d’affaires consolidé de 1000 milliards de dollars. En 2020, il faut prendre simplement 2 entreprises pour atteindre ce montant. Et en dollar constant, seulement 30 entreprises. On peut alors se demander quelles sont les conséquences d’un tel changement.

On pourrait définir la concentration industrielle comme le regroupement d’un certain nombre d’entreprises sur un même marché, ce qui conduit à la modification de sa structure. Mais la concentration industrielle a un autre sens : c’est aussi le regroupement d’entreprises dans une zone géographique particulière. Le terme industriel signifie ici l’industrie en général, et ne doit donc pas exclure le secteur des services, qui est particulièrement concerné par l’émergence (depuis une vingtaine d’années) d’entreprises ultra-dominantes et de nombreux oligopoles ou monopoles. Mais jusqu’où doit-on aller dans la concentration industrielle ?

Des sujets similaires tombent régulièrement aux oraux (en particulier à l’ESCP) ou même aux écrits. En 2020, un des sujets aux écrits était : faut-il craindre le retour de la concentration industrielle ? 

A- Laisser faire la concentration industrielle permet de maximiser l’efficacité des entreprises : il faut donc laisser les entreprises agir librement et ne pas empêcher cette concentration

  • La concentration industrielle est favorable pour la productivité des entreprises 

Plus la taille de l’entreprise est importante, plus elle va réaliser des économies d’échelle. C’est-à-dire que pour des coûts fixes donnés, on peut les répartir sur un nombre d’unités produites élevé. Ainsi, quand la taille de l’entreprise augmente, le coût unitaire baisse, ce qui est favorable pour l’entreprise, qui pourrait ensuite baisser ses prix pour gagner encore en compétitivité, ou alors investir davantage pour accroître ses performances. De nombreuses entreprises sont connues pour ce type de concentration. Selon les données de T. Philippon, la concentration dans le secteur du transport a augmenté de 11 points de pourcentage aux USA (entre 1997 et 2012), mesuré par la part du revenu des 50 plus grandes firmes pour chaque secteur. D’autres études économétriques corroborent ces propos. Selon D. Autor et al. (« Concentration on the falling labor share », 2017), au sein du secteur manufacturier, ce sont les secteurs dont la concentration est la plus élevée (et où elle augmente le plus) que la productivité est la plus forte. Ce sont typiquement les entreprises qualifiées de “superstars” qui connaissent une croissance et une productivité très fortes et qui s’accaparent de plus en plus de parts de marché.

Ensuite, comme définie plus haut, la concentration industrielle concerne également la concentration géographique et la répartition des entreprises sur un même territoire. Et à ce propos, elle peut aussi s’avérer vertueuse pour la productivité des entreprises. On pourrait parler ici des districts industriels de Marshall (ou districts marshalliens, dans son ouvrage Principle of Economics, 1890). En effet, selon lui, les économies d’échelles externes à la firme (mais interne à une branche en particulier) proviendraient en partie de la proximité des entreprises. Cela signifie que les entreprises gagneraient en efficacité grâce aux interactions qu’elles ont entre elles. Cette idée sera ensuite approfondie par Arrow et Romer qui parleront des effets d’apprentissage et des “knowledge spillovers” : les firmes, du fait d’effets d’imitation ou encore de turnover, vont adopter les stratégies les plus efficaces des entreprises concurrentes et bénéficier de leurs investissements en capital technique. De ce fait, le niveau de productivité général va augmenter, ce qui va accroître les profits et inciter de nouveau à innover. En bref, la concentration industrielle permet une meilleure diffusion des idées qui seront par la suite reprises par d’autres. Ce cercle vertueux est par exemple représenté par la Silicon Valley aujourd’hui. 

  • Mais aussi, la concentration industrielle ne semble pas inquiétante pour un marché car c’est une alternative aux dysfonctionnements marchands 

Il est possible d’adopter une autre dimension de l’entreprise pour montrer les bienfaits de la concentration industrielle. On peut en effet évoquer les théories de l’organisation, qui considèrent l’entreprise comme une une organisation et une alternative possible à un autre mécanisme de coordination : le marché. Ces théories ont été particulièrement développées par R. Coase (« The nature of the firm », 1937), puis O. Williamson : les frontières de l’entreprise (à savoir sa taille), dépendent de sa capacité à réduire ses coûts de transaction (c’est à dire les coûts d’utilisation des mécanismes marchands comme l’établissement des contrats, la recherche d’information, la tendance à l’opportunisme des agents, etc.). Cela signifie qu’une entreprise doit internaliser sa production et donc s’agrandir tant que les coûts d’organisation internes sont moins élevés que les coûts de transaction du marché. Ainsi, la concentration industrielle est importante pour qu’une entreprise puisse réduire les dépenses issues des dysfonctionnements du marché. Le phénomène de concentration s’arrête lorsque les coûts d’organisation d’une entreprise deviennent trop élevés.

  • La concentration industrielle n’est pas à craindre tant qu’il n’y a pas de barrières à l’entrée (Théorie des marchés contestables, Baumol)

William Baumol, John Panzar et Robert Willig ont développé en 1982 la théorie des marchés contestables qui dit qu’en l’absence de barrières à l’entrée (comme des coûts irrécupérables importants ou alors des prix de marchés très concurrentiels), les marchés sont contestables, c’est-à-dire qu’il y a toujours la menace de l’entrée d’un concurrent potentiel. La pression concurrentielle ainsi présente oblige les entreprises qui dominent le marché à agir comme s’il y avait une concurrence forte. Ainsi, si la concentration est forte dans un marché (par exemple un marché oligopolistique), s’il n’y a pas de barrières à l’entrée, cette forte concentration ne se révèlera pas néfaste, la situation n’étant pas différente d’une parfaite concurrence.

Ainsi, on pourrait donc penser qu’il faut laisser les entreprises agir sur les marchés et ne pas contrôler la concentration de ces marchés, car cela semble être favorable pour la productivité et auto-régulé.

B- Toutefois, la concentration, si elle n’est pas contrôlée, peut aboutir à des défaillances de marché et être néfaste pour d’autres acteurs économiques

  • Les bienfaits de la concentration sont contestés 

La concentration industrielle ne semble pas toujours signe d’efficacité et cette efficacité semble même se réduire : elle peut s’avérer néfaste. Ces entreprises “superstars” ne sont pas réellement créatrices de richesse pour le reste de l’économie. Selon Gutiérrez et Philippon, dans des travaux économétriques datant de 2019, la contribution de ces grandes entreprises à la croissance de la productivité de l’ensemble de l’économie a baissé de plus de 40% aux USA depuis les années 2000. On voit donc que cette stratégie n’est globalement pas (ou plus) si efficace pour l’économie dans son ensemble. Cela peut s’expliquer par les désincitations à innover résultant de marchés trop peu concurrentiels. Les entreprises étant en position dominante ne sont pas incitées à innover pour conserver leur avantage sur le marché. Il y a donc une certaine inertie sur ces marchés et la productivité augmente peu (cf. les théories de l’innovation de P. Aghion).

De plus, la concentration industrielle peut être néfaste pour les autres acteurs économiques, en particulier les consommateurs et les employésSelon Barkai (2019), on observe depuis les années 1980, du fait de marchés de moins en moins concurrentiels, une hausse des “profits purs”. Cela signifie que le part de la valeur ajoutée qui revient aux détenteurs du capital de l’entreprise est liée à la concentration du marché concerné. Une trop forte concentration est donc néfaste pour les employés des entreprises et le partage de la valeur ajoutée. Aujourd’hui, aux USA, le taux de marge atteint parfois 70% dans certains secteurs.

  • Ceci est particulièrement visible dans le secteur tertiaire, où la concentration est signe de viabilité, les effets sont d’autant plus accentués et néfastes

Haskel et Westlake, dans Capitalisme sans capital (2018) montrent que la richesse des GAFAM repose sur leur taille et le nombre d’utilisateurs dont elles disposent, car les coûts variables résultant de la taille sont très faibles : c’est la logique des effets de réseau (un utilisateur supplémentaire représente un coût négligeable pour ces entreprises, donc la viabilité de ces dernières reposent sur l’étendue du réseau d’utilisateurs). Toutefois, comme le montrent Crouzet et Eberly (2019), il y a une corrélation entre actifs immatériels et concentration. Plus une entreprise est intense en actifs immatériels et plus sa part de marché est importante. Et cela a de nombreuses conséquences. Il est très difficile pour d’autres entreprises d’accéder à ces marchés (les barrières de marché sont très élevées), et l’absence de concurrence (on parle de marchés Winner takes all) limite l’innovation. On observe donc aujourd’hui des marchés très rigides où dans lesquels de potentielles entreprises innovantes ne peuvent plus rentrer.

C- Des mesures sont mises en place pour limiter cette concentration, mais de nombreuses limites persistent

  • Une lutte importante contre la concentration, afin d’éviter ces effets néfastes

En Europe, depuis la fin des années 90, de nombreuses actions ont été mises en place contre les phénomènes de concentration. En France, plus de 270 contrôles de concentration ont été réalisés par l’Autorité de la concurrence, pour plus de 670 millions d’euros d’amende en 2019. Par exemple le projet de fusion entre Alstom et Siemens en 2019, qui aurait assuré au groupe un monopole dans certains secteurs de l’industrie ferroviaire, a été arrêté. Cela permet d’éviter une éventuelle hausse des prix et d’assurer une libre entrée de nouveaux acteurs. Cependant, ces mesures sont parfois contestées, car cela limite la croissance économique engendrée par de telles fusions et cela peut affecter la compétitivité européenne face à de grandes entreprises étrangères qui ne sont pas contraintes par de tels mécanismes de contrôle et de surveillance. 

  • Mais cela n’est pas toujours suffisant 

Toutefois, comme l’évoquent A. Artié et J. Bertin dans leur article du CEPII : « Les dessous de la concentration (2020)« , on observe le développement d’une concentration insidieuse qui est difficile à juguler. En effet, adoptant une stratégie de diversification, certains grands d’investissement comme BlackRock ou Vanguard investissent maintenant dans des entreprises en concurrence au sein d’un même secteur. Mais comme les entreprises demeurent distinctes, les indicateurs de concentration n’augmentent pas, ce qui ne permet pas de voir la réduction de la concurrence (en effet, comme les actionnaires sont communs, l’incitation à se faire concurrence décroît, car ces derniers n’y ont pas intérêt. Il est plus rentable de continuer à extraire une rente du fait de prix plus élevés. Les travaux de Azar et al. (2018) montrent que c’est un phénomène que l’on observe notamment dans les secteurs aérien et bancaire.

Conclusion

Ainsi, si la concentration industrielle peut sembler être un phénomène favorable pour la productivité d’une économie et la croissance, elle s’avère néfaste (si elle est trop intense) pour les autres acteurs économiques et même pour l’économie dans son ensemble. Il faut donc ainsi trouver un juste milieu entre la liberté des entreprises d’accroître leur taille et leurs parts de marché, et une situation de concurrence saine. C’est pour cela que les gouvernements et autres organisations de la concurrence contrôlent, via des indicateurs, la concentration de l’économie (particulièrement en Europe et en Amérique du Nord), bien que cela ne soit pas toujours possible.