L’histoire monétaire du XXe siècle est marquée par un basculement fondamental : la fin progressive de tout ancrage monétaire à une valeur tangible – comme l’or – au profit d’un système de monnaies fiduciaires flottantes, où la valeur des devises repose sur la confiance accordée à des États et à leurs banques centrales. Ce passage, symbolisé notamment par la fin des accords de Bretton Woods en 1971, a libéré les politiques monétaires, mais a aussi renforcé l’instabilité financière mondiale. On peut alors s’interroger : à quoi ressemblerait le monde si cette transition ne s’était pas produite ? si les monnaies étaient restées arrimées à une valeur forte et stable ? En d’autres termes, comment aurait évolué notre économie, mais aussi notre quotidien, si nous étions restés dans un système international rigide fondé sur une monnaie forte, comme l’or, ou une devise à pouvoir d’achat stable et universellement reconnue ? Cette hypothèse fictive, mais stimulante, offre l’occasion d’explorer les implications d’un monde privé de création monétaire souple : un monde où la stabilité aurait peut-être été acquise au prix de la croissance, de la justice sociale… ou, au contraire, un monde plus prévisible et sobre, à rebours des excès financiers actuels.
Définir le cadre : qu’est-ce qu’une monnaie forte et pourquoi l’a-t-on abandonnée ?
Une monnaie forte : stabilité, rareté et crédibilité
Une monnaie forte est, avant tout, une devise qui conserve sa valeur dans le temps et inspire confiance aux agents économiques. Elle est généralement caractérisée par :
- un faible taux d’inflation (idéalement autour de 2 %, selon les standards des banques centrales) ;
- une parité stable vis-à-vis des autres devises ;
- une large acceptation à l’international, en tant que réserve de valeur, moyen de transaction et unité de compte.
Historiquement, cette stabilité a été garantie par l’adossement à une matière première rare, comme l’or. Le système de l’étalon-or, en vigueur jusqu’en 1914, puis de manière partielle jusqu’en 1971, imposait que chaque unité monétaire soit convertible en or à un taux fixe. Cette contrainte imposait une discipline monétaire stricte : la masse monétaire ne pouvait croître que si les réserves d’or le permettaient.
Exemple : sous l’étalon-or classique, la livre sterling était définie comme contenant 113,0016 grains d’or fin. Cela limitait drastiquement la capacité du gouvernement britannique à dépenser au-delà de ses moyens.
L’érosion du modèle : pourquoi l’a-t-on quitté ?
Si une monnaie forte offre des avantages en matière de confiance, elle limite fortement la flexibilité budgétaire et monétaire des États. Plusieurs événements ont contribué à l’abandon progressif de ce modèle :
- Les guerres mondiales ont forcé les États à financer massivement leur effort militaire par l’émission de monnaie. Le retour à l’or après 1918 s’est accompagné de récessions brutales, comme en Allemagne ou au Royaume-Uni.
- Les accords de Bretton Woods (1944) avaient tenté un compromis : le dollar était convertible en or (35 $ pour une once) et les autres monnaies étaient arrimées au dollar. Mais, dans les années 1960, les États-Unis ont abusé de leur « privilège exorbitant » (De Gaulle) : leur masse monétaire a explosé, en partie pour financer la guerre du Vietnam et la Grande Société de Johnson.
- Résultat : en 1971, Nixon suspend la convertibilité du dollar en or. L’étalon-or meurt définitivement en 1973 avec l’instauration de taux de change flottants.
Depuis, la monnaie est fiduciaire : elle repose uniquement sur la confiance dans les institutions et sur la crédibilité des politiques monétaires, assurée par des banques centrales indépendantes.
Un monde resté fidèle à la monnaie forte : quelles conséquences macroéconomiques ?
Une croissance mondiale plus lente, mais moins instable
Dans un monde à monnaie forte, la création monétaire est contrainte : les États ne peuvent injecter de la liquidité que si leurs réserves réelles le permettent.
Cela implique :
- moins de déficits publics (ou alors financés par des hausses d’impôts) ;
- peu ou pas de politiques de relance en période de crise ;
- une croissance dépendante du secteur privé et de l’épargne réelle, et non de la dette.
Prenons l’exemple de la crise de 2008. Les plans de relance massifs mis en œuvre aux États-Unis (800 milliards de dollars), en Chine (plus de 10 % du PIB), ou en Europe (quantitative easing de la BCE) auraient été impossibles sous un standard-or. L’ajustement aurait été plus brutal : faillites, austérité, chute de la demande.
À court terme, cela aurait pu provoquer un chômage massif. Mais, à long terme, certains économistes libéraux (comme Hayek) estiment qu’un tel système aurait évité la constitution de bulles spéculatives, comme celle des subprimes, en interdisant les dérives de crédit facilité.
Moins d’inflation, donc moins d’inégalités patrimoniales ?
Dans un monde de monnaie forte, l’inflation est contenue par nature. Or, depuis 20 ans, la création monétaire massive a contribué à une inflation des actifs :
- Entre 2000 et 2020, les prix de l’immobilier ont doublé en France et quadruplé dans certains quartiers de Londres ou Berlin.
- Le S&P 500 est passé de 1 000 points à plus de 4 000 entre 2008 et 2021.
Ces hausses profitent aux détenteurs d’actifs : typiquement les 10 % les plus riches. À l’inverse, un monde sans création monétaire excessive aurait stabilisé ces marchés. Cela aurait freiné les inégalités de patrimoine, tout en favorisant l’épargne réelle plutôt que la spéculation.
Des États plus sobres, des politiques publiques plus ciblées
Avec une contrainte monétaire forte, les États ne peuvent pas s’endetter librement.
Résultat :
- Moins de gaspillages budgétaires.
- Une efficacité accrue de la dépense publique.
- Un risque accru de sous-investissement, notamment en temps de crise.
Exemple : le plan « France Relance » de 100 milliards d’euros (2020) n’aurait sans doute pas pu exister. Les mesures de soutien au pouvoir d’achat ou aux entreprises auraient été plus sélectives, voire inexistantes.
Les effets d’un monde à monnaie forte sur les sphères sociales : sport, éducation, culture
Le sport : retour à l’ère semi-amateur ?
Le sport professionnel, notamment le football, est devenu une industrie financière mondialisée. Le montant cumulé des transferts dans le football européen atteint environ six milliards d’euros par an (source : FIFA, 2022). Certains clubs vivent largement à crédit ou via des investisseurs étatiques (PSG, Manchester City).
Dans un monde à monnaie forte :
- l’accès au financement serait restreint ;
- les clubs ne pourraient pas s’endetter massivement ou vendre des droits futurs pour se financer ;
- les investisseurs seraient moins enclins à prendre des risques, car les marchés seraient plus stables et moins spéculatifs.
Concrètement : il n’y aurait probablement ni Neymar à 222 millions ni Mbappé à 200 millions. Les clubs s’autofinanceraient, les ligues resteraient locales et les salaires seraient plafonnés naturellement. Ce retour à une économie plus sobre pourrait renforcer l’attachement local… mais au détriment du spectacle global.
L’éducation : excellence sélective plutôt que massification ?
L’essor de l’enseignement supérieur depuis les années 1960 a reposé sur des politiques publiques ambitieuses financées par l’emprunt. Aujourd’hui, les dépenses publiques d’éducation en France représentent environ 6,5 % du PIB, dont près de 40 % pour le secondaire.
Sous une monnaie forte :
- les États auraient dû arbitrer plus sévèrement entre défense, éducation, santé, etc. ;
- les réformes de massification scolaire (comme l’université gratuite ou la loi Haby de 1975) auraient pu être repoussées ou limitées ;
- l’accès à l’université aurait peut-être été réservé aux élites, comme dans le Royaume-Uni pré-1960.
Attention : cette contrainte budgétaire aurait aussi pu inciter les États à investir dans la qualité plutôt que la quantité, avec des universités mieux financées, mais plus sélectives, à la manière de l’Allemagne ou de la Suisse.
Culture et industrie créative : démondialisation et relocalisation ?
L’expansion de Netflix, Disney, Spotify repose sur une facilité d’accès aux capitaux, un effet d’échelle mondial et des stratégies de rachat agressives.
Ces modèles seraient difficilement viables dans un monde à monnaie forte :
- Les financements seraient plus rares, les marchés plus cloisonnés.
- La production culturelle resterait fortement nationale, faute de moyens pour se diffuser à grande échelle.
- Les festivals internationaux, les concerts mondiaux, ou même les blockbusters auraient du mal à se financer.
Paradoxalement, cela aurait pu protéger les cultures locales et redonner une place centrale aux scènes nationales, aux éditeurs indépendants et au cinéma d’auteur.
Conclusion : monnaie forte ou liberté monétaire, un équilibre toujours à réinventer
Imaginer un monde resté fidèle à la monnaie forte, c’est penser un monde plus sobre, plus discipliné, peut-être plus stable. Mais c’est aussi envisager un monde moins agile face aux crises, moins créatif financièrement et probablement moins démocratisé dans l’accès aux biens et aux services. Les contraintes d’un tel système auraient touché toutes les sphères de la vie sociale : du budget de l’État à la formation des élites, de la gestion du sport aux industries culturelles.
En somme, la monnaie forte est un idéal d’ordre, de rigueur, presque de vertu. Mais la liberté monétaire, avec ses excès et ses crises, a aussi permis l’essor d’un monde plus ouvert, plus solidaire, plus ambitieux. Le défi aujourd’hui n’est pas de revenir en arrière, mais de maîtriser les dérives de ce système pour retrouver la crédibilité de jadis sans sacrifier l’innovation de demain.