Comment Emmanuel Levinas pense-t-il le concept de monde ? Cet auteur pourra vous être utile en Culture générale. En effet, il propose une solution originale au problème philosophique du solipsisme.

Celui-ci est au centre de l’approche phénoménologique du monde, et se réfère aux articles consacrés au concept de monde chez Heidegger et Husserl. Nous vous conseillons donc de les lire avant de vous pencher sur celui-ci, qui suit l’interprétation de Totalité et Infini établie par le philosophe Dan Arbib dans Relire Totalité et infini d’Emmanuel Levinas, paru chez Vrin en 2015.

Levinas, héritier et critique de Husserl et Heidegger

Emmanuel Levinas est un philosophe français du XXè siècle (1905-1995). Il a été un des premiers introducteurs de la phénoménologie en France. Elève de Husserl et de Heidegger, ses textes de jeunesse sont pour la plupart des commentaires de ces deux auteurs. 

Sa philosophie se déploie donc à partir de cet ancrage phénoménologique premier, même si elle est amenée à le critiquer. Il s’oppose notamment aux définitions du monde établies par ses prédécesseurs.

Les problèmes posés par les définitions phénoménologiques du monde

Dans nos articles précédents, nous avons expliqué la signification du concept de monde dans les philosophies de Husserl et de Heidegger. Pour rappel, synthétiquement,

  • selon Husserl, le monde est l’horizon de cohésion de mes expériences.
  • selon Heidegger, il est l’orientation générale des étants à-portée-de-la-main, qui prennent leur sens dans le projet en vue de soi-même du Dasein.

Or, ces définitions posent deux problèmes majeurs que la philosophie de Levinas met en lumière. C’est particulièrement le cas dans son ouvrage majeur, Totalité et Infini.

L’idéalisme

Le premier problème majeur, c’est que ces définitions manquent une composante essentielle du concept de monde. Il s’agit de sa transcendance, c’est-à-dire son extériorité par rapport à l’expérience que je fais du monde. Ainsi, d’une façon ou d’une autre, le monde, chez les deux penseurs, est annexé au sujet, c’est-à-dire à la conscience transcendantale chez Husser, et au Dasein chez Heidegger.

Or, cela manque le fait que le monde soit cela qui est au-delà de moi-même, et non simplement ce qui me permet de percevoir et d’agir. Le monde m’inclut au lieu d’être inclus en moi. Suivant les Méditations cartésiennes de Husserl, je n’aurais d’abord accès qu’à mon monde.

Le monde serait alors ce à partir de quoi ma conscience, qui lui pré-existe, pourrait avoir une expérience cohérente. Il ne serait qu’une condition de possibilité de mon expérience, avant d’être ce dont je fais l’expérience.

C’est ce que Levinas désigne par le terme de « lumière » . On le trouve à plusieurs reprises sous sa plume, et il constitue, de façon générale, une critique de l’idéalisme métaphysique. Selon cette critique, l’idéalisme consisterait à affirmer que le monde est inclus dans le sujet, et que c’est donc la pensée qui en est à l’origine. Il écrit ainsi que :

Ce qui vient du dehors – illuminé – est compris, c’est-à-dire vient de nous.

Autrement dit, comprendre quelque chose, c’est l’avoir en soi, la posséder comme si cette chose venait de nous. La constitution transcendantale du monde suit cette logique.

Pour comprendre le rôle qu’a le monde dans notre expérience, Husserl l’articule à quelque chose, qui, en dernière instance, vient de nous. Heidegger, d’une autre manière, fait le même geste. C’est à partir du « projet vers soi-même du Dasein » que le monde peut avoir un sens. Le monde, de ce qui englobe le sujet et le dépasse, devient donc une simple condition de son expérience.

Le solipsisme

Le second problème majeur, c’est que ces deux concepts de « monde » reconduisent une forme de solipsisme. Celui-ci désigne la réduction de la réalité extérieure et objective à la réalité intérieure à un sujet, qui serait alors littéralement seul au monde. Mais dans quelle mesure les définitions du monde que font Husserl et Heidegger tiennent-elles du solipsisme ?

Husserl

Dans les Méditations Cartésiennes (en particulier la 4ème), Autrui est appréhendé à partir de mon monde. Ainsi, je peux spéculer sur le monde d’autrui ou essayer de le connaître par analogie avec mon monde, mais je n’y ai pas accès.

Cela se traduit par toute la difficulté que Husserl a à sortir d’un moment où je n’ai accès qu’au corps d’Autrui, mais non à la vie de sa conscience. Autrui, comme le monde, ne sont pour moi que des « phénomènes d’existence » , des choses qui m’apparaissent à moi seul. Autrui étant donc un phénomène que je constitue, il paraît étrange que lui aussi constitue le monde, ou même un monde.

Heidegger

Chez Heidegger, la situation est plus complexe. Dans Être et Temps, il pose que nous sommes toujours déjà avec les autres, que nous existons d’abord comme être-avec. Pourtant, selon Levinas, et malgré cette définition, Autrui ne joue aucun rôle dans l’épreuve que le Dasein fait de son être-au-monde authentique.

C’est en saisissant la portée existentielle de sa mort propre (être-pour-la-mort), en perdant temporairement son immersion dans le monde de la quotidienneté (angoisse), que le Dasein accède à un rapport authentique au monde.

Or, précisément, ces moments où le Dasein accède authentiquement au phénomène du monde sont ceux où il est radicalement isolé. Il y a mise à distance de l’inauthenticité de la vie sociale, assimilée au « bavardage » et au règne du On. Cette mise à distance est opérée aussi bien dans l’angoisse que dans l’être-pour-la-mort.

Les autres jouent alors un rôle. Celui-ci se réduit soit à un obstacle (ils seraient ce qui maintient le Dasein dans la médiocrité), soit à un auxiliaire (par la sollicitude authentique, les autres aident le Dasein à réaliser son projet en vue de lui-même). Autrement dit, le monde repose toujours sur un sujet coupé des autres. Il les rencontre ensuite.

Synthèse des deux auteurs : le « monde du moi seul » de la phénoménologie

Selon Levinas, les phénoménologies de Husserl et de Heidegger en restent donc à ce « monde de la lumière ». C’est un « monde du moi seul qui n’a pas autrui en tant qu’autrui » . C’est que pensant Autrui à partir du monde, celui-ci est un alter-ego, un autre moi-même.

Autrement dit, il ne peut être appréhendé que comme semblable à moi. Par là, il n’est pas Autre au sens fort. Ceci est explicite chez Husserl. En partant de la problématique de la constitution du monde, il cherche à fonder une intuition d’Autrui comme alter-ego.

Heidegger, reconduit le même problème d’une autre manière. Autrui est celui qui existe en même temps que moi, qui utilise les mêmes outils et qui est aussi en projet vers lui-même. Heidegger pense donc la relation avec lui comme sollicitude. Aider autrui, c’est lui permettre d’être lui-même, tout comme il faut qu’on nous permette d’être nous-mêmes. C’est donc l’aider comme un autre soi-même.

Lire aussi : Monde, métaphysique et nihilisme chez Nietzsche

La solution de Levinas : penser le monde à partir de la relation à Autrui

Face à ce cercle, la philosophie de Levinas propose une inversion radicale. L’enjeu est double.

D’une part, il vise à préserver la véritable altérité d’autrui. Celle-ci ne se réduit par au Moi. D’autre part, il s’agit de réussir à penser un monde qui serait à la fois commun et transcendant au sujet.

Le problème d’Autrui et le problème du monde sont liés. Synthétiquement, la solution consiste à penser non pas Autrui à partir du monde et du Moi, mais le monde à partir de la relation à Autrui. 

Le monde sans Autrui est insensé

Il faut rappeler qu’en phénoménologie, le monde n’est pas un ensemble de choses qui apparaissent mais une façon qu’ont les choses d’apparaître. Les étants apparaissent en tant que choses du monde. C’est à partir de ce phénomène qu’on parle du concept de monde.

Mais il persiste une suspension concernant leur fondement et l’adéquation entre l’essence des choses et leur apparence. Sans la parole, qui suppose une relation à autrui, le monde n’est ni assuré, ni ordonné, ni sensé :

Un monde absolument silencieux qui ne nous viendrait pas à partir de la parole, fût-elle mensongère, serait an-archique, sans principe, sans commencement. La pensée ne se heurterait à rien de substantiel. Le phénomène se dégraderait, au premier contact, en apparence et, dans ce sens, se tiendrait dans l’équivoque, dans le soupçon d’un malin génie.

Levinas permet alors de voir qu’Autrui est « expression » , « parole » et « visage » . Il ne peut donc pas être pensé comme une chose du monde. Il ne peut pas non plus être pensé à partir de la phénoménalité (de la manière d’apparaître) des choses du monde. Si on en reste là, on est toujours, selon Levinas, reconduits aux problèmes qu’ont rencontré Husserl et Heidegger.

Autrui est au-delà du monde

C’est pourquoi il soutient qu’Autrui ne fait pas partie du monde. Au sens phénoménologique, il se manifeste à moi comme au-delà du monde. Ce qu’il nomme visage, c’est cette façon d’apparaître très particulière, qui déjoue la phénoménalité interne au monde.

Ainsi, le visage n’est pas appréhendé à partir de tout ce qui prend sens quand on le rapporte à autre chose que lui-même dans le monde. La table, par exemple, prend sens car elle me permet d’écrire ou de manger. L’arbre prend sens à partir d’un environnement, qui l’inclut dans une totalité.

Or, le visage ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même. Une émotion sur un visage est une manière pour ce visage de se manifester lui-même. Il ne fait signe vers rien d’extérieur. Encore une fois, il faut bien comprendre que le visage est une façon d’apparaître. Il n’est pas réduit à un lieu corporel. Pour Levinas, une courbure de dos ou un geste peuvent faire visage. L’important est que le visage « assiste à sa propre manifestation » .

Je ne peux donc pas appréhender Autrui comme un simple phénomène qui m’est donné. Ainsi, là où les objets du monde sont appréhendés par la vision et la compréhension, et sont toujours contenus dans le sujet qui les approche, « le visage est présent dans son refus d’être contenu » . Je ne possède jamais le visage d’Autrui comme je possède une chose sensible.

Pour Levinas, cela explique la tentation du meurtre. Elle consiste à tenter de ramener au monde ce qui lui échappe fondamentalement.

La relation avec Autrui précède et rend possible la relation aux choses du monde

C’est pourquoi la relation avec Autrui est tout autre que celles que nous avons avec les choses du monde. Elle « ne dévoile pas un monde intérieur » qui serait à comprendre ou à prendre. Elle « appelle au-dessus du donné que la parole met déjà en commun entre nous » .

Autrement dit, la présentation d’Autrui comme visage appelle toujours une réponse, un dialogue. Celui-ci n’en reste pas à l’appréhension visuelle que je peux avoir d’une chose visible. La relation à Autrui donne une dimension publique au monde. Elle donne sens aux choses du monde.

Précisément, pour Levinas, ce n’est que parce qu’Autrui est extérieur au monde qu’il permet de le fonder. C’est la relation avec Autrui comme avec quelque chose qui dépasse complètement le monde, et l’idée qu’on en a qui permet de le rendre cohérent.

Ainsi, parler avec Autrui, c’est en faire véritablement un monde sensé en partageant « son monde » . Il faut comprendre le rapport aux choses du monde à partir de la présence d’Autrui, et non l’inverse. Dès lors,

Un monde sensé est un monde où il y a Autrui par lequel le monde de ma jouissance devient thème ayant une signification. Les choses acquièrent une signification rationnelle et non seulement de simple usage, parce qu’un Autre est associé à mes relations avec elles. En désignant une chose, je la désigne à autrui. (…) Le mot qui désigne les choses atteste leur partage entre moi et les autres.

Voir aussi : Montaigne ou le monde en miroir

Conclusion

Levinas critique les définitions du monde établies par ses prédecesseurs, Husserl et Heidegger. Il considère qu’ils ont manqué la transcendance du monde, et qu’ils défendent une forme de solipsisme.

Or, c’est mépriser le problème d’Autrui, que Levinas veut donc ré-établir. Pour ce faire, il montre qu’Autrui ne peut être pensé comme chose du monde. Il ne renvoie qu’à lui-même, et non à une totalité qui le dépasse. Plus encore, ce n’est que par Autrui que le monde prend sens.

Levinas vous permettra donc de traiter divers sujets sur « Le monde » , et notamment ceux sur la relation entre monde et sujet. Pour découvrir plus de sujets, c’est ici ; tu peux les travailler en t’aidant de nos nombreux articles sur « Le monde » , ainsi que de notre plan de travail, ou encore de notre présentation.