Voici la deuxième partie de la fiche de lecture sur Inégalités d’Atkinson (2016). Cette fois-ci, le sujet abordé concerne l’histoire des inégalités, avec un focus particulier sur l’après-guerre, période où les inégalités ont le plus diminué. Selon Atkinson, on peut utiliser les chiffres du passé pour tirer des leçons sur comment les inégalités actuelles sont apparues et ce que nous pourrions faire pour les réduire. Quand les inégalités ont-elles diminué par le passé ? Voici ses analyses.
Tu peux retrouver la première partie de cet article en cliquant ici.
Durant la première moitié du XXe siècle
De 1914 à 1945
L’évolution des inégalités de 1914 à 1945 et le rôle de la guerre ont eu des impacts significatifs sur la répartition des revenus dans plusieurs pays.
En France, la part du revenu total détenue par le 1 % des plus riches est passée de 18,3 % en 1914 à 7,5 % en 1945. Ce qui représente presque toute la réduction des inégalités du XXe siècle entre 1914 et 1945.
Au Royaume-Uni, la part des très hauts revenus a été affectée par la Première Guerre mondiale, notamment en raison de la perte d’actifs à l’étranger, passant de 10,7 % en 1914 à 8,7 % en 1918. Dans d’autres pays, la situation est restée plus ou moins stable. Pendant l’entre-deux-guerres, certains pays n’ont pas connu de changements significatifs (États-Unis, Royaume-Uni, Danemark, etc.), tandis que d’autres ont connu des baisses, comme la France avec les changements fiscaux du Front populaire.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les inégalités ont fortement diminué. Le coefficient de Gini du Royaume-Uni a chuté de 7 points à son niveau de 1938, de même pour les États-Unis de 1936 à 1944. La Seconde Guerre mondiale s’est distinguée par une réduction généralisée des inégalités de revenus, car la guerre a entraîné un changement de mentalité. Ce qui a développé un sentiment de solidarité qui s’est manifesté dans la création du National Health Service (NHS) en 1948 au Royaume-Uni et du National Insurance, entre autres initiatives.
Mais surtout dans l’après-guerre
Après la guerre, aux États-Unis, l’élargissement de la distribution des rémunérations a débuté en 1951, mais cela n’a pas contribué à une aggravation des inégalités de revenus. L’entrée des femmes sur le marché du travail a été un changement majeur, passant de 22 % des femmes mariées dans la population active rémunérée en 1947 à 47 % en 1977. Ce phénomène a eu des effets contradictoires sur les inégalités. Initialement, les femmes des ménages modestes ont rejoint le marché du travail, ce qui a augmenté le revenu de ces ménages et réduit les inégalités. Cependant, à partir des années 1970, cette tendance s’est inversée.
De plus, les revenus extérieurs au travail, tels que le capital et les transferts publics et privés, étaient moins inégalement répartis après la Seconde Guerre mondiale qu’au cours des années 1920. Mais cette tendance à la baisse ne s’est pas poursuivie.
Aux États-Unis, les transferts publics ont joué un rôle majeur dans la prévention de l’aggravation des inégalités globales au cours des premières décennies de l’après-guerre. Les transferts aux particuliers ont doublé de 1955 à 1970, grâce notamment à l’arrivée à maturité du New Deal, qui comprenait des programmes d’assurance pour les personnes âgées, les survivants et les handicapés. Cette croissance des transferts a contribué à réduire la pauvreté. Cependant, après 1969, les revenus du capital et les plans de retraite privés destinés aux plus aisés ont dépassé les transferts monétaires publics destinés aux plus pauvres.
La fiscalité a également joué un rôle important. De 1950 à 1979, le taux d’imposition supérieur sur les revenus du travail était en moyenne de 75 % aux États-Unis, contre 39 % de 1980 à 2009.
Le cas de l’Europe d’après-guerre
Réduction des inégalités
La réduction des disparités économiques en Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale soulève des interrogations essentielles. Comment le coefficient de Gini (CG) a-t-il baissé de manière significative dans plusieurs pays européens, passant de 31 % en 1966 à 21 % en 1980 en Finlande, et de 10 points au Danemark, ainsi que de 8 points entre 1960 et 1970 pour la France et les Pays-Bas ?
De plus, le pourcentage de la population vivant dans des ménages aux revenus inférieurs à 60 % du revenu médian a également diminué. Passant de 18 % en 1970 à 14 % en 1990 en moyenne, avec des variations allant de 21 % à 13 % pour la Finlande entre 1970 et 1985. Par ailleurs, bien que la part du 1 % supérieur des revenus soit restée relativement stable en France, passant de 9,9 % en 1961 à 7 % en 1983, elle a été divisée par deux entre 1949 et la fin des années 1970 au Royaume-Uni.
Comment expliquer cette réduction des inégalités entre 1945 et 1970 ? Et pourquoi ce processus d’égalisation a-t-il pris fin dans les années 1980 ?
Rôle de l’État-providence…
La réduction des inégalités s’explique en grande partie par l’expansion de l’État-providence et le système d’impôt progressif. L’augmentation des prestations sociales, partiellement financées par l’impôt sur le revenu, a joué un rôle crucial. Par exemple, les régimes de retraite ont significativement réduit la pauvreté chez les personnes âgées. Au Royaume-Uni, l’État-providence a réussi à compenser l’augmentation de la concentration du revenu marchand dans les années 1960 et 1970 par le biais de transferts, sans impacter la concentration globale du revenu.
Cependant, ce mécanisme s’est interrompu dès 1984, lorsque les inégalités de revenus marchands ont augmenté et que la contribution des impôts et des transferts s’est inversée. Et ce, en raison de réformes telles que la réduction des prestations d’assurance-chômage et la réforme de la revalorisation des pensions de retraite publiques. En Finlande, la réduction des inégalités des revenus marchands dans les années 1960 et 1970 a permis de diminuer des inégalités de revenu disponible deux fois plus rapidement que la concentration du revenu marchand. Jusqu’à ce que cette tendance s’inverse vers 1980. Depuis les années 1990, la capacité redistributive de l’État-providence s’est affaiblie en raison de décisions politiques réduisant les prestations et le nombre de bénéficiaires.
… En particulier grâce à la redistribution des revenus
La redistribution des revenus du capital s’est progressivement équilibrée. Selon J. Roine et D. Waldenström, la part de la fortune personnelle détenue par le 1 % supérieur a diminué considérablement sur une période allant de 1950 à 1980 en France, de 1945 à 1975 en Suède, et de 1950 à 1975 au Royaume-Uni. Ce qui a entraîné une augmentation de la richesse détenue par les 99 % restants, notamment à travers une croissance de la fortune populaire, incluant les comptes bancaires, l’épargne et les fonds de pension. Bien que légère, une tendance à la hausse est observée de nos jours, avec une augmentation d’environ 1 %.
Par ailleurs, la réduction des inégalités a également été favorisée par une augmentation de la part des salaires dans le revenu total, une répartition moins inégale des revenus du capital et une répartition moins inégale des revenus salariaux. Après la Seconde Guerre mondiale, la part des salaires a augmenté dans de nombreux pays, notamment de 5 points au Canada et en Norvège, de 7 points en Belgique et aux Pays-Bas, et de 10 points en Norvège.
Toutefois, selon Piketty, la part des salaires a diminué dans la plupart des pays entre 1970 et 2000. Cette augmentation de la part des salaires est souvent considérée comme un signe de répartition des revenus moins inégalitaire, car de nombreux travailleurs ne disposaient que de leur salaire comme source de revenus, contrairement aux rentes et aux profits des capitalistes et des propriétaires fonciers. Aujourd’hui, de nombreux individus tirent leurs revenus des trois sources à la fois : salaires, intérêts sur l’épargne et avantages liés à la propriété. Cette évolution complexe rend la réduction du coefficient de Gini plus limitée, mais néanmoins significative. Une étude de D. Checchi et C. G. Peñalosa a estimé qu’une augmentation de 1 point de la part des salaires dans le revenu total s’accompagne d’une baisse de 0,7 point du coefficient de Gini.
Rôle du marché du travail
La réduction des inégalités salariales et l’amélioration des institutions du marché du travail ont également contribué à cette dynamique. L’élargissement de la distribution des salaires a débuté dans les années 1950 aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France, avec une augmentation de la rémunération du décile supérieur durant les années 1950 et 1960.
Cependant, les troubles sociaux des années 1960 et 1970, tels que les événements de Mai 68, ont resserré les écarts de rémunération. Des chercheurs tels que Checchi et Peñalosa estiment que cette réduction pourrait se traduire par une baisse du coefficient de Gini des inégalités de revenus de 4 à 7 points. Les négociations collectives des syndicats, l’intervention de l’État sur le marché du travail et la réduction des inégalités salariales entre les sexes, à l’instar de la réduction de moitié observée au Royaume-Uni, ont également joué un rôle crucial.
Les politiques nationales de répartition, notamment celles liées aux politiques macroéconomiques, ont également influencé la distribution des revenus. Par exemple, la politique Attack on inflation de 1975, limitant les augmentations de salaire et interdisant celles dépassant un certain plafond, a eu un impact significatif.
Conclusion
La période de réduction des inégalités s’explique par plusieurs facteurs, dont l’expansion de l’État-providence et des transferts, l’augmentation de la part des salaires, la diminution de la concentration de la fortune personnelle et la réduction de la dispersion des rémunérations grâce à l’intervention de l’État et aux négociations collectives.
Cependant, ces tendances ont été inversées, expliquant ainsi la hausse des inégalités observée ultérieurement, en particulier en tenant compte de la montée du chômage. En effet, le chômage et la précarité de l’emploi sont intrinsèquement liés aux inégalités, car une exclusion du marché du travail conduit à une exclusion sociale.