Dans Le Capital (1867) et le Manifeste (1848), Marx étudie différentes formes de violence : à partir de son analyse de la violence d’Etat, nous pouvons nous demander si la violence systémique est légitime. Cet article détaillera ainsi les caractéristiques de la violence révolutionnaire, qui constitue la sortie du système capitaliste chez Marx. Au sujet de cette violence révolutionnaire, nous nous demanderons si elle est nécessaire et/ou légitime.
Aux sources du capitalisme, la violence d’Etat
La violence aux origines du capitalisme
Aux yeux de Marx, la violence a accompagné l’imposition du système capitaliste. Il prend l’exemple des populations des campagnes condamnées au vagabondage, au fouet, et à l’emprisonnement. Il fait ainsi référence à une législation qui existait au XVIe siècle et qui punissait violemment le vagabondage.
Selon cette législation, les paysans expropriés de leurs terres par les grands seigneurs féodaux ne pouvaient pas partir chercher du travail ailleurs. Ils étaient traités en criminels. Marx les compare ainsi aux prolétaires de la révolution capitalistes, contraints d’accepter leur condition par les politiques d’un Etat complice. Au chapitre XXVIII du Capital, il souligne :
C’est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu’exige le système du salariat par des lois d’un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l’esclavage.
Outre la violence utilisée pour imposer le capitalisme, Marx décrit également celle exercée par l’Etat pour maintenir ce système en place.
La violence constitutive de l’Etat
L’Etat se rend en effet complice de cette violence par ses « lois naturelles » . Marx ajoute ainsi, toujours au chapitre XXVIII du Capital :
La bourgeoisie naissante ne saurait se passer de l’intervention constante de l’Etat ; elle s’en sert pour maintenir le travailleur lui-même au degré de dépendance voulu. C’est là un moment essentiel de l’accumulation primitive.
La violence d’Etat se fait ainsi ressentir, à l’avènement du capitalisme, par la domination de classe et l’oppression systémique. Si au XVIe siècle, la violence contre les vagabonds était décomplexée (coups de fouets), elle devient à la fin du XIXe beaucoup plus « civilisée » . Ce sont donc les lois naturelles qui prennent le relais des coups de fouets. Le racisme, la domination sociale, la tendance à la surexploitation des travailleurs sont alors autant de formes de violences accompagnant le capitalisme.
On peut alors faire le lien avec la situation actuelle : aujourd’hui, la violence d’Etat est de plus en plus nécessaire pour faire accepter les dérives du capitalisme. Les bouleversements économiques et sociaux, tout comme la fin du compromis keynésien, entrainent ainsi des vagues d’autoritarisme. Face à cette violence de l’Etat, celle de la révolution ne devient-elle alors pas légitime ?
La violence révolutionnaire
Une réponse à la violence d’Etat
Au chapitre IV du Manifeste du parti communiste (1848), Marx écrit cette phrase bien connue : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » . Il engage ainsi les travailleurs, victime d’un esclavage déguisé, à récupérer les moyens de production afin de remplacer le capitalisme par un système communiste. Or, cette révolution, que Marx appelle de ses vœux, utilise la violence.
La violence révolutionnaire est en effet une forme spécifique de violence. On appelle violence toute atteinte physique, morale ou psychologique à un tiers. Or, la violence révolutionnaire poursuit un objectif précis : celui du renversement de l’ordre établi (ici, le système capitaliste). On peut alors se demander si cette violence révolutionnaire est nécessaire : la non-violence, qui pourrait prendre la forme d’une désobéissance civile, ne pourrait-elle pas suffire ? On peut aussi se demander si elle est légitime : quelles raisons peuvent justifier le recours à la violence physique, qui peut porter atteinte à l’intégrité d’un concitoyen ?
La violence révolutionnaire est-elle nécessaire ?
Le débat sur la nécessité de la violence révolutionnaire rejoint le débat sur son efficacité. Est-on contraint de passer par la violence pour atteindre l’objectif du révolutionnaire, à savoir le renversement de l’ordre établi ? Passer par la violence nous garantit-il d’arriver à nos fins ?
Ce qu’il faut retenir de ce débat, c’est la distinction entre l’efficacité dans l’absolu, et l’efficacité par rapport à d’autres moyens d’actions. L’idée est de se demander si d’autres moyens d’actions politiques, comme les grèves ou les actions non-violentes, ne sont pas plus efficaces que la violence révolutionnaire. Autrement dit, doit-on préférer la non-violence à la violence ?
Une posture proche de celle de La Boétie, qu’il l’expose dans son Discours de la Servitude Volontaire (1576), pourrait ainsi infirmer la thèse de la nécessité de la violence révolutionnaire. Elle se résume ainsi :
Pareillement les tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, plus on leur baille, plus on les sert, de tant plus ils se fortifient et deviennent toujours plus forts et plus frais pour anéantir et détruire tout ; et si on ne leur baille rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte.
La violence révolutionnaire est-elle légitime ?
L’Etat revendique, comme le formule Max Weber dans Le Savant et le politique, le « monopole de la violence légitime » . Comme on l’explique dans cet article, cela ne signifie pas que ce monopole est justifié : c’est plutôt un constat sur le fait que la violence de l’Etat est la seule qu’on légitime. Mais peut-on également légitimiser l’utilisation de la violence révolutionnaire ? On pourrait précisément soutenir que la violence révolutionnaire, en tant que réponse à la violence d’Etat, est une violence défensive légitime. Mais dans ce cas, on serait pris dans un engrenage sans fin légitimant toutes les violences.
Un autre moyen de légitimer cette violence serait d’expliquer qu’elle est la seule efficace. Cela reviendrait à considérer la non-violence comme une forme dissimulée de lâcheté, qui n’obtiendrait jamais gain de cause. Mais l’efficacité de la violence ne la rend pas toujours légitime. L’utilisation de la bombe atomique à Hiroshima et Nagasaki, aussi efficace fut-elle, était-elle légitime ?
On pourrait répondre à cette question en se demandant si cette utilisation était vraiment efficace. On revient ici au débat sur ce qu’est une violence efficace, et donc sur la distinction entre efficacité dans l’absolu et efficacité par rapport à d’autres moyens d’actions.
Conclusion
Marx pose la question de la légitimité de la violence révolutionnaire face celle de l’Etat. Selon lui, cette dernière gagne en légitimité de par son efficacité, contrairement à ce qu’avance La Boétie. Mais il convient de se demander jusqu’où la violence peut aller, tout en conservant sa légitimité : peut-on tout faire si l’on est un révolutionnaire ?