Dans la perspective de l’épreuve de Culture Générale 2023, nous te proposons le corrigé entièrement rédigé d’un sujet classique : « L’ordre du monde » .
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Nous espérons que ce corrigé te sera utile. Bonne lecture, et bon courage pour tes révisions !
L’ordre du monde
Introduction
“L’ordre du monde est un mythe crée par les hommes pour donner un sens à leur existence”, écrit Camus dans Le Mythe de Sisyphe. Le monde, totalité ordonnée, n’aurait donc un ordre que parce qu’on lui en donne un. Il serait en réalité chaotique ; on ne lui donnerait une structure que par besoin. L’ordre du monde existe-t-il ?
Car à première vue, l’expression “L’ordre du monde” semble tautologique : « le monde » traduit le grec kosmos, or celui-ci signifie également ordre. Autrement dit, le monde, par nature, est ordonné. Dès lors, parler du monde, c’est d’emblée parler de l’ordre du monde ; ou plutôt, c’est parler de l’ordre du réel. Or, ce réel peut également paraître désordonné : on ne peut ni le prévoir, ni parfois même l’appréhender. On comprend donc qu’on puisse penser l’ordre du monde comme un mythe : après tout, les cosmogonies antiques, d’Hésiode dans sa Théogonie à Platon dans le Timée, sont autant de fictions, de mythes vraisemblables, qui montrent qu’apposer un ordre au monde n’est peut-être effectivement, comme l’écrit Camus, que perpétuer “un mythe crée par les hommes”. Mais si le monde se définit par l’ordre et qu’il n’en a pas, alors en quoi est-il un monde ? Doit-on conclure de la complexité du réel et de son apparent manque de structure que le monde n’existe pas ? Autrement dit, l’ordre du monde est-il une simple projection de notre esprit sur un réel désordonné ?
Si l’idée d’ordre est intrinsèque à celle de monde, le cosmos étant par nature ordonné, on peut au contraire défendre que “l’ordre du monde” n’est qu’une projection de notre esprit sur le réel. Mais il apparaît alors que ce n’est que par cette projection que le monde nous est donné : ce n’est donc qu’avec et par elle que le réel peut être apprécié.
I – L’ordre du monde lui est propre : par nature, le monde est ordonné
A/ L’ordre du monde découle de sa définition
En grec, le terme kosmos traduit à la fois le monde, la parure et l’ordre. Le monde est donc par nature ordonné : habiter le monde, c’est habiter d’emblée un réel structuré. Ainsi, Ulysse, malgré ses multiples périples, reste dans un univers arbitré par les dieux, qui lui donnent une structure et donc un ordre. Cet ordre peut donc relever de la providence, mais on peut également le comprendre comme l’ordre des lois de la nature : Spinoza, dans l’Ethique, montre que nous ne sommes pas “un empire dans un empire”, et qu’un ordre supérieur à l’Homme existe dans le monde, qui correspond à la causalité. Ces lois de la nature peuvent être comprises par la raison, structure qui permet donc de saisir l’univers dans son intelligibilité, c’est-à-dire son ordre. “L’ordre du monde” est donc ce qui le rend compréhensible, et nous permet de saisir sa nature intelligible ; ainsi, il est ce qui fait du monde une totalité ordonnée.
B/ Parce qu’il est ordonné, le monde est donc toujours le meilleur des mondes possibles
Or, si cette totalité est ordonnée, alors elle est le meilleur des mondes possibles. En effet, si “l’ordre du monde” est effectif, s’il existe, alors il faut croire que le monde est bon, beau et bien ; le kosmos est non seulement l’ordre, mais le bel ordre. Or, si son ordre nous dépasse, pourquoi serait-il mauvais ? En effet, si cet ordre appartient au monde, c’est qu’il lui est propre ; il est donc inutile de souhaiter qu’il soit différent. Les stoïciens nous permettent notamment de comprendre que le cosmos, traversé par le divin de part en part sous la forme d’un souffle nommé pneuma, est toujours tel qu’il doit être : puisqu’il est animé par un ordre divin, alors il ne peut être différent. L’ordre du monde” fait donc qu’il faut “se rendre ferme comme un roc que les vagues ne cessent de battre”, comme l’écrit Marc-Aurèle dans ses Pensées pour moi-même : autrement dit, il faut espérer “changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde” (Descartes, Discours de la méthode), car le cosmos est toujours ce qu’il doit être. La métaphore du roc vise donc à montrer qu’avoir connaissance de “l’ordre du monde” permet en retour de mieux ordonner notre intérieur : il est donc utile pour l’éthique, et permet non pas de fermer les yeux face au réel, mais au contraire de mieux l’accepter.
C/ Si le monde n’a pas d’ordre, on peut le créer
Mais alors, comment faire lorsque l’on pense tout de même que le réel est désordonné, que le cosmos est chaos ? Si “l’ordre du monde” est ce qui permet de l’apprivoiser et de nous rassurer, alors peut-être faut-il cosmologiser le réel : faire monde avec ce qui ne fait pas monde. Ainsi, dans ses Règles de la méthode sociologique, Durkheim thématise les institutions pour montrer qu’elles sont nécessaires au maintien de l’ordre ; sans elles, en effet, la société se retrouve sans structure et sombre donc dans la tyrannie. De même, dans le Léviathan, on comprend qu’il n’y a pas de sécurité, ni donc de survie, dans un état de “guerre de tous contre tous” (chapitre 13) ; Hobbes nous enjoint donc à utiliser notre raison et nos passions de manière conjointe pour instaurer “[l]e grand Léviathan”, c’est-à-dire un ordre qui nous dépasse et nous transcende, et permet donc aux Hommes de faire monde en tant qu’ils font communauté. La naissance de la propriété permet alors d’assurer la sécurité, faisant de l’ensemble des Hommes un monde grâce à “ce grand artifice” qu’est la chose politique. C’est dire que l’ordre du monde, s’il n’est pas inné, peut donc être crée.
Mais n’est-il donc pas purement instrumental ? Ne peut-on pas dire que « l’ordre du monde » n’existe nullement dans le monde, mais seulement dans notre esprit, qui l’y projette ? “L’ordre du monde” n’est-il pas un simple outil destiné à dompter le réel, désordonné, imprévisible et donc dangereux ?
II – “L’ordre du monde” n’est-il alors pas une simple projection de la raison ?
Puisque “l’ordre du monde” peut être construit par l’Homme, n’est-il pas justement ce “mythe” évoqué par Camus, qui vise à “donner un sens” à nos existences, c’est-à-dire à structurer un réel qui n’a en réalité pas d’ordre ?
A/ L’ordre est projeté par notre entendement : il est donc une structure artificielle
C’est dire que le monde est construit de toutes pièces, artificiel, et que la notion même de cosmos ne saurait traduire la réalité, marquée par le changement infinitésimal et donc indescriptible. “L’ordre du monde” n’est peut-être qu’un “esthétisme humain”, comme l’écrit Nietzsche dans le Gai savoir : il n’est que le symptôme d’une volonté affaiblie qui ne peut “dire oui” (Ja sagen) au devenir, à l’imprévisibilité du réel, et l’enferme donc dans le carcan idéologique consistant à lui attribuer une structure qu’il n’a pas, un “monde artificiellement construit” (La volonté de puissance). Ainsi, “l’ordre du monde” n’est qu’une illusion de la raison, “un embarras de l’intelligence” qui ne peut accepter le caractère inintelligible et violent du réel.
B/ En réalité, l’ordre du monde n’existe pas : le cosmos est chaos
Plus encore, si “l’ordre du monde” n’existe pas réellement et n’est qu’une projection, alors le monde lui-même, comme notion qui dit l’ordre, n’a pas grand sens. Le monde, parce qu’il est nécessairement “ordre du monde”, n’a donc peut-être pas de sens au-delà de notre raison, comme l’avance Kant dans la Critique de la raison pure. Il pense en effet le monde comme idée transcendantale, c’est-à-dire comme condition de donation des phénomènes : autrement dit, le réel ne peut se donner à nous si on ne lui appose pas une structure qui le rende familier. Le monde, qui est donc “la totalité des phénomènes” (Antinomie de la raison pure), ne donne pas pour autant à voir le réel, c’est-à-dire les noumènes : la réalité nous dépasse et ne peut nous être donnée au-delà des structures de notre entendement. C’est donc dire que l’ordre du monde est purement relatif au sujet : il est bien ce que Flaubert nomme “une conjuration du monde” dans Madame Bovary, ou plus précisément une conjuration du réel. Comme Emma, le sujet projette sur l’extérieur une structure qui ne coincide pas avec son chaos naturel, et qui vise justement à le rassurer en l’orientant dans un réel désordonné. Ainsi, Emma se tient à distance de la nature telle qu’elle est, qu’elle déréalise pour qu’elle corresponde à ses propres rêves de grandeur : projetant des idéaux romantiques sur Yonville et ses alentours, elle voit dans la vallée un “immense lac pâle” , comme pour exaucer le voeu de Lamartine. L’ordre du monde dit donc davantage du sujet que du monde : celui-ci, au contraire, n’est que chaos, c’est à dire désordre.
C/ Le sujet peut être désorienté face au monde : c’est bien la preuve qu’il n’a pas d’ordre, sinon il l’orienterait
En effet, le sujet n’aurait pas à produire un “ordre du monde” si ce monde n’était pas d’emblée destructuré. Il faut donc admettre que le réel n’a pas d’ordre, et donc que le monde n’est pas : il n’est composé que de “ces miasmes morbides” que Baudelaire cherche à fuir dans “Elevation” (Les Fleurs du Mal). Le sujet cherche désespérement à s’envoler “N’importe où loin du monde” (Le Spleen de paris) parce que le monde lui est étranger ; s’il était doté d’ordre, il ne chercherait pas à s’échapper comme un promeneur solitaire. Il faut donc soit croire que le monde n’est pas doté d’ordre, soit admettre que son ordre n’est pas universel, et qu’il n’est donc pas le meilleur des mondes possibles : Antonioni, dans “L’Eclipse”, nous montre notamment à quel point l’ordre du monde du travail peut sembler vain et vide de sens, au point où le sujet ne s’y retrouve plus. L’ordre du monde ne va donc pas de soi ; il n’est donc pas intrinsèquement lié au monde : alors faut-il peut-être donc lui en apposer un.
III – Le monde est désordonné : c’est à nous de lui donner un ordre
Finalement, que le monde puisse renfermer de la disharmonie ne signifie pas nécessairement que toute existence d’un “ordre du monde” est impossible.
A/ Que le monde soit disharmonieux ne veut pas dire qu’il est nécessairement chaotique
En effet, on peut déceler dans le réel, même s’il apparaît chaotique en première apparence, un ordre que l’on va chercher. Il s’agit donc de trouver un compromis entre un “ordre du monde” inné, naturel, et un “ordre du monde” artificiel que l’Homme projetterait sur son entourage. Le monde peut en réalité être perçu comme l’ordre d’un désordre, ou une disharmonie harmonieuse : il est ce qui contiet à la fois la beauté et la laideur, les fleurs et le mal. Ainsi, Cléanthe, dans son Hymne à Zeus, appelle à considérer le monde dans ses défauts comme dans ses qualités ; plus encore, le monde n’est monde, c’est-à-dire totalité, que parce qu’il est une véritable totalité, qui enferme en son sein tout ce qui est sans faire fi de ses différences qualitatives. Le monde est donc ce qui “ajuste en un tout harmonieux les biens et les maux”, et en cela, il est totalité ; non pas parce qu’il a un ordre parfait, mais parce qu’il ordonne le tout parfaitement.
B/ La poétique du monde : l’harmonie du disharmonieux
Il faut donc concevoir “l’ordre du monde” comme ce qui renferme l’ensemble de ce qui existe, que ses éléments soient bons ou mauvais. C’est donc défendre une véritable poétique du monde : le monde, comme un poème, ordonne en une belle totalité harmonieuse ce qui d’emblée paraissait cacophonique. Ainsi, dans “Zone”, poème ouvrant Alcools, Apollinaire “aime” et célèbre “la grâce de cette rue industrielle / Située entre la rue Aumont-Thiéville et la rue des Ternes” : l’industrialisation qui transforme Paris à l’aube du XXè siècle et pourrait causer une désorientation majeure du sujet, car transformant de part en part “l’ordre du monde” urbain, est en réalité ce qui lui donne l’ivresse du monde. Dans “Vendémiaire”, Apollinaire fait ainsi se répondre les villes pour montrer qu’il “a bu (…) l’univers” : de la disharmonie apparente d’un monde sans ordre, le poète crée un objet lui-même harmonieux, qui concentre ce que le monde a de beau. Autrement dit, c’est parce que le monde est dépourvu d’ordre visible, qu’il est doté de disharmonie, que l’on peut exploiter cette disharmonie pour la sublimer, et ainsi s’y orienter et l’apprécier, goûter ses Alcools : la foule désordonnée n’est plus ce qui effrayait le sujet baudelairien, mais au contraire, ce qui rend le monde appréciable.
C/ Ainsi, l’ordre du monde se conquiert : il est alors ce qui rend le monde aimable
“L’ordre du monde” n’est donc ni une projection signalant une faiblesse, ni une caractéristique innée du réel : il se conquiert et se crée. De même que la cité idéale, il faut un temps certain pour reproduire cet ordre : c’est en tout cas ce que nous indique Platon dans la République, où l’ordre politique mime l’ordonnocement de l’âme. Or, cet ordre n’est pas donné : il faut tendre vers lui, comme il faut chez Plotin tendre vers le monde intelligible en appréciant le monde sensible. En effet, dans le traité 32, Plotin évoque la beauté du monde intelligible, qui nous pré-existe ; ainsi, son ordre n’est pas une création de la raison, mais un horizon pour celle-ci. C’est dire que le monde ici-bas n’a pas à nous faire fuir : s’il n’a pas cet ordre qu’a l’intelligible, il en est cependant le reflet, et est donc digne d’amour. Ainsi, si “L’ordre du monde” est une condition nécessaire à l’ivresse du monde, elle n’est pas suffisante : il faut également cette réflexivité vis-à-vis de cet “ordre du monde”, qui fait donc tout l’intérêt du monde en tant qu’il peut et doit être désordonné.
Conclusion
Si l’ordre du monde semble au premier abord une tautologie, ou, au contraire, une projection de notre esprit sur le réel, il s’avère qu’il est ce qui permet de rassembler en une totalité parfaite l’harmonie et la disharmonie intrinsèques au réel.
C’est donc dans et par l’ordre du monde que le réel se comprend ; mais c’est aussi par lui qu’il s’apprécie. Si “L’ordre du monde” doit être pensé, il doit donc également être compris – à la fois comme instrument d’appréhension du réel, et comme projet vers la sublimation du monde, donc amour de celui-ci.